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Abjection, Votre Honneur !!! - Littérature & poésie

Sujet de discussion : Abjection, Votre Honneur !!!
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 23 juin 2012 à 22:02
    Dieu, depuis des parsecs d'éternité, n'avait pas eu à connaître d'un cas pareil. Il s'entortillait dans ses nuages, pour laisser retomber le tout dans un élégant drapé, et écoutait.

    Il n'avait pas pu se soustraire à cette audience : la bonté est une de ses qualités essentielles, presque sa définition, et il eût fait beau voir qu'il ne prêtât pas son oreille à la plainte de cet être infect, et d'une repoussante vulgarité.

    Odin, à l'Assemblé Générale des Entités Suprêmes, ne l'aurait pas raté, en ricanant, et en accentuant sa bosse de vieillard irrité : "Alors, on est bon, on me prend pour une brute qui estourbit le passant dans l'espace indéfini, on est bon, et on refuse d'écouter, pas bien, ça."

    Alors, il écoutait cet homme qui ne venait pas à résipiscence, loin de là, et l'accusait d'avoir toujours envoyé aux humains des signes sujets à caution, des prophètes folkloriques plus que douteux, des apôtres prêchant qu'avait eu lieu le Suprême Sacrifice rachetant les péchés alors que l'humanité, depuis le premier jour, avait sué pour avoir le moindre grain de blé comestible.

    "Et puis, si tu n'existais pas, il faudrait t'inventer. D'ailleurs, tu dis être bon ; où est la preuve ? Moi, tu me gonfles."

    Sursaut de Dieu dont les nuages viraient au rouge de la colère. Mais il fallait se contenir... Patience. Retenons-nous, mes agneaux...

    "Et comme tu existes, eh bien une seule solution, la dissolution."

    Et Dieu vit sorti dans la main du plaideur un chalumeau (le plaideur toute sa vie avait pratiqué la soudure des métaux), chalumeau qu'il alluma à l'allume-cigare que Satan avait oublié dans un coin de nuage lors de sa dernière visite de courtoisie, et qu'il dirigea sans trembler vers Sa Grandeur.

    Dieu se sentit tout chose, et pour tout dire matériel (mais quelle horreur !!!), et il partit comme un feu d'artifices désordonné dans toutes les directions : on n'avait jamais prévu un attentat à ce niveau-là de la Réalité ; et Dieu, étant sans corps (tel était le Credo, Dieu est partout et nulle part), Dieu n'avait pas de gardes du corps.

    Un chuintement, un sifflement. Point final. Un visage qui s'efface dans une nuée, et qui tourne comme tourne de l'eau dans un évier, et s'engouffre aux ргоfопԁеurs.

    Les autres Entités ont repris en main l'affaire Terre & Compagnie & Associés, après avoir envoyé l'assassin aux Derniers Enfers.

    Mais ils ont jugé bon de dissimuler la disparition de Dieu : la fiction de son existence éternelle garantit pour le mieux qui soit leur sécurité.


    --- En modeste hommage au grand écrivain argentin, aveugle comme Homère, merveilleux conteur, compositeur hors pair d'histoires inoubliables, amateur des mythologies et des littératures de l'ancienne Scandinavie et de l'ancienne Angleterre, fin critique, causeur infatigable, le grand manipulateur des réalités, le grand prestidigitateur des mots, l'auteur de "Histoire de l'infamie et de l'éternité", Jorge Luis Borges, qui répondait ceci à Ernesto Sabato, lors de leur célèbre série d'entretiens (deux géants de la littérature sud-américaine et mondiale discutant !!!) :

    Sabato : "Mais dites-moi, Borges, si vous ne croyez pas en Dieu, pourquoi écrivez-vous autant d’histoires théologiques ?"

    Borges : "C’est parce que je crois en la théologie comme littérature fantastique. C’est la perfection du genre."
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 24 juin 2012 à 16:36
    Faisons d'une pierre deux coups, parlons de Jorge Luis Borges.


    Jorge Luis Borges, qui eut à souffrir d'une des dictatures militaires en Argentine, puisqu’il fut expulsé de sa fonction de directeur de la Bibliothèque Nationale d'Argentine, pour se voir proposer (on ne rit pas, c'est triste) une sorte de fonction de contrôleur des prix sur les marchés de fruits, légumes et volailles fut, et reste, un exemple d'auteur dédié en entier à la sauvegarde des mots et de leur usage non-utilitaire ; l'usage "pragmatique" des langues est une des plaies actuelles, se reflétant, c'est un point important, dans le référentiel européen pour l'enseignement des langues, référentiel actuellement en usage, qui te découpe en niveaux de compétences l’apprentissage, et qui récuse ce qu'est l'essence du langage : la mémoire des hommes, leurs civilisations , leur trace sensible, leurs émotions traversant les temps.

    - pour le style (sans inflation des adjectifs, car il était de l'avis de Flaubert : retrancher plus qu'ajouter ; et des adjectifs justes dans les rares moments descriptifs de ses nouvelles) ;

    - pour ses nouvelles (le genre le plus difficile, bien plus que le roman, car cela nécessite concision, sens de l'intrigue ramassée ; et il doit y avoir une caractérisation des personnages qui n’advienne pas selon les normes de la description psychologique balzacienne par exemple mais par des touches en situation, disséminées, et par ce que font les personnages) ;

    - pour ses intrigues métaphysiques : par exemple, je crois que c'est dans le volume "L'auteur et autres récits", un certain Ménard écrit un chef-d’œuvre, qui est mot pour mot, le "Don Quichotte" de Cervantes, pour autant les deux ouvrages sont-ils identiques ?

    - pour ses interrogations sur le principe d'identité, d'imaginaire, de coïncidence avec soi-même (le Borges aveugle qui a soixante-dix ans peut rencontrer, dans une inquiétante étrangeté et dans un faubourg où d'ordinaire il ne va plus depuis quarante ans, le Borges qui a une vingtaine d'années, et discuter avec lui), ...

    - parce qu'aveugle assez tôt dans sa vie, il eut à composer des textes qui usaient des techniques mnémoniques des rhapsodes antiques (dont le recours à la rime dans ses poèmes plus que subtilement traduits en français par Ibarra - cf. ce volume dans la collection "Folio") ; et l'on ne compose pas, aveugle, comme l'on écrit, en simple voyant : la cécité incite au dépouillement !!!

    - enfin, pour le fait d'être accessible à tous les lecteurs, sans distinction de "culture", ce qui est la marque d'un écrivain grand, très grand.



    Et dois-je ajouter (prétérition !!!) que ses entretiens étincellent d'intelligence, témoignent d'une gourmandise de la vie, d'une vitalité reconstituante, et d'un art de la causerie érudite - mais avec légèreté - qui nous le rend captivant et attachant.

    Lisez Jorge Luis Borges, s'il vous plaît, si vous ne l'avez fait !
    Et relisez !!!
    En poche (collection Folio), dans la collection de La Pléiade, ou dans la collection Quarto, qui livre l'essentiel des textes avec un appareil de notes et de photos mirifique pour une trentaine d'euros, sur un doux papier "bible", d'où un volume de plus de mille pages qui occupe un espace réduit.


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