Faisons d'une pierre deux coups, parlons de Jorge Luis Borges.Jorge Luis Borges, qui eut à souffrir d'une des dictatures militaires en Argentine, puisqu’il fut expulsé de sa fonction de directeur de la Bibliothèque Nationale d'Argentine, pour se voir proposer (on ne rit pas, c'est triste) une sorte de fonction de contrôleur des prix sur les marchés de fruits, légumes et volailles fut, et reste, un exemple d'auteur dédié en entier à la sauvegarde des mots et de leur usage non-utilitaire ; l'usage "pragmatique" des langues est une des plaies actuelles, se reflétant, c'est un point important, dans le référentiel européen pour l'enseignement des langues, référentiel actuellement en usage, qui te découpe en niveaux de compétences l’apprentissage, et qui récuse ce qu'est l'essence du langage : la mémoire des hommes, leurs civilisations , leur trace sensible, leurs émotions traversant les temps.
- pour le style (sans inflation des adjectifs, car il était de l'avis de Flaubert : retrancher plus qu'ajouter ; et des adjectifs justes dans les rares moments descriptifs de ses nouvelles) ;
- pour ses nouvelles (le genre le plus difficile, bien plus que le roman, car cela nécessite concision, sens de l'intrigue ramassée ; et il doit y avoir une caractérisation des personnages qui n’advienne pas selon les normes de la description psychologique balzacienne par exemple mais par des touches en situation, disséminées, et par ce que font les personnages) ;
- pour ses intrigues métaphysiques : par exemple, je crois que c'est dans le volume "L'auteur et autres récits", un certain Ménard écrit un chef-d’œuvre, qui est mot pour mot, le "Don Quichotte" de Cervantes, pour autant les deux ouvrages sont-ils identiques ?
- pour ses interrogations sur le principe d'identité, d'imaginaire, de coïncidence avec soi-même (le Borges aveugle qui a soixante-dix ans peut rencontrer, dans une inquiétante étrangeté et dans un faubourg où d'ordinaire il ne va plus depuis quarante ans, le Borges qui a une vingtaine d'années, et discuter avec lui), ...
- parce qu'aveugle assez tôt dans sa vie, il eut à composer des textes qui usaient des techniques mnémoniques des rhapsodes antiques (dont le recours à la rime dans ses poèmes plus que subtilement traduits en français par Ibarra - cf. ce volume dans la collection "Folio") ; et l'on ne compose pas, aveugle, comme l'on écrit, en simple voyant : la cécité incite au dépouillement !!!
- enfin, pour le fait d'être accessible à tous les lecteurs, sans distinction de "culture", ce qui est la marque d'un écrivain grand, très grand.
Et dois-je ajouter (prétérition !!!) que ses entretiens étincellent d'intelligence, témoignent d'une gourmandise de la vie, d'une vitalité reconstituante, et d'un art de la causerie érudite - mais avec légèreté - qui nous le rend captivant et attachant.
Lisez Jorge Luis Borges, s'il vous plaît, si vous ne l'avez fait !
Et relisez !!!
En poche (collection Folio), dans la collection de La Pléiade, ou dans la collection Quarto, qui livre l'essentiel des textes avec un appareil de notes et de photos mirifique pour une trentaine d'euros, sur un doux papier "bible", d'où un volume de plus de mille pages qui occupe un espace réduit.