Un bibliophile est un aventurier, qui a pour zоо les mots de la langue française (et les mots d'autres langues) et pour habitations temporaires des imprimés qui lui semblent mieux servir les textes. Mais que de péripéties dans cette existence monomaniaque !!! Péripéties inapparentes, péripéties du quotidien.
Bibliomane, bibliophile, presque bibliophage, je suis un éсumeur de librairies sur le point de fermer quand elles liquident leur stock, c'est-à-dire ce qui aura fait leur сhагmе pendant des années, tant une vraie librairie se mesure non au nombre de livres faciles à vепԁге écoulés mais à la rareté de son fonds permanent, à cette singularité de la profusion du rare choisi et assumé et mis en avant. Et je visite, régulièrement, des librairies de quartier, celles où vous trouverez, de manière inattendue, le livre en portugais, celui qu vous ne cherchiez pas mais qui vous advient comme s'il vous était destiné, et qu'un hasard aura déposé là. Sans dédaigner les ventes saisonnières d'associations, ni les vide-greniers. Ainsi trouver une édition allemande du livre de Léon Trotsky, alors en pleine lutte contre le stalinisme, sur la "Situation en Union soviétique", un livre intact daté de 1927, est ce qui m'est arrivé, un jour, sur un banal marché de Lyon ; livre acheté trois euros et il n'en vaut pas des centaines, mais c'est - pour un homme comme moi - un fait émouvant.
Je suis un fouineur d'escalier Ьгапlants, dans les librairies d'occasions, pour monter dans des combles où, sur d'improbables rayonnages, attendent les revues, celles consacrées à l'Orient (à l'Indonésie, ...) ; celles qui ont abrité des discussions ardentes, comme la revue "Arguments" dirigée par le philosophe Kostas Axelos ; celles consacrées à l'archéologie dans le monde gréco-romain d'Afrique du Nord... Tant d'humanités à découvrir et à explorer.
Et je parcours, ainsi, bien des rivages, des pays, des temps, par ma pensée qui se fait complice d'une évasion vers des mondes humains autres.
L'amour des livres m'habite. Je sais l'odeur du papier de l'ancienne Union soviétique. Je savoure le parfum du papier des éditions Plein-Chant (sises à Bassac, France). Je sais le parfum des livres édités par "Le Club français du livre" (nullement à dédaigner, car il a fait de la belle ouvrage).
Et je m'attarde à des réussites de la typographie.
A Lyon, la ville de Sébastien Gryphe, d’Étienne Dolet, de De Tournes, de tant d'imprimeurs qui auront honoré leur métier par les soins méticuleux apportés à leurs travaux d'édition, nous avons eu, au vingtième siècle, Marius Audin.
Imprimeur de talent, connaisseur impair de l'histoire du livre, Marius Audin aura édité sur du papier vélin (du papier qui est fabriqué à partir de chiffons, et non avec de la pâte à bois, laquelle donne un papier acide qui jaunit et devient friable après un siècle, d'où la piètre qualité des collections de journaux de la fin du dix-neuvième et l'irrémédiable décrépitude des livres de cette époque - à moins d'un traitement chimique), sur une blancheur sans réserve, avec une typographie sans fioritures faussement élégantes, à des tirages limités (des éditions numérotées à mille exemplaires,plus ou moins), des textes classiques.
J'ai devant moi "La Contesse de Tende", de Madame de La Fayette, chez Audin, en 1947. Et de lire cette nouvelle (de celle qui a écrit "La Princesse de Clèves") dans un tel apparat de blancheur, tandis que s'évapore l'odeur discrète du papier vélin ("vélin pur chiffon de Johannot"), mon рlаіsіг redouble. Il s'épanouit.
L'art de la typographie consiste dans le respect des capacités de l’œil par un interligne suffisant, par des caractères élégants, par le support élu, par la dignité qui émane de ce tout ; par le respect premier du texte qui est de bien l'imprimer, pour qu'il me parvienne, intact, prêt à se diffuser en moi, tandis que je distingue, tel un palimpseste, dans l'épaisseur transparente du papier, le filigrane.
La typographie est le respect premier dû à un texte, pour le rendre séducteur.
Et ce respect fait défaut dans la plupart des éditions de grands formats ou dites de poche, mal encollées, avec un interligne à rendre aveugles les myopes, et cette encre encore fraîche qui dissémine sa noirceur sous le toucher des ԁоіgts. Font exception, néanmoins, mais il y en a d'autres, la collection "Folio" et les "Classiques Hatier", qui semblent attentifs aux conditions propres à favoriser la lecture.
C'est pourquoi la bibliophilie, si elle est de prime abord un amour destiné à l'objet qu'est le livre, est aussi une exigence quant à la probité que l'on doit réclamer, en tout premier lieu, envers les textes : ne pas les rendre inaccessibles par des livres qui n'en sont que de nocifs propagateurs.
---- Et vous, quel est votre amour du livre ?
Jusqu'où va-t-il ?
Quelle place pour les livres dans votre vie, et dans votre espace ?
Des piles, des rayonnages ? Partout ?
Une tentative, sans cesse vouée à l'échec, de réduire une invasion par ce papier adorable ?
Une indifférence au support, et un attachement exclusif aux textes ?