Quand vous sortirez de la gare de Châteaucreux, à Saint-Étienne, la ville des crassiers et celle des hurlements de joie lors de l'épopée sportive des Verts, vous foulerez le vaste espace d'une esplanade, rayée par les deux voies parallèles des tramways, qui sortent de leur hangar.
Votre œil se souviendra d'anciennes maisons, qui s'élevaient et s'avachissaient à votre droite, façades crasseuses, murs visqueux, pauvreté des rues sans lignes droites et bonheur d'avoir donné, autrefois, en un temps de la mémoire, la main à votre père, un des habitants de ce lieu maintenant effacé.
Vous grimperez le long de la rue qui se dirige, entre hôtels, sех-shops, palais des congrès, et rutilances diverses, vers le centre de la ville.
Vous remarquerez que Saint-Étienne change : les pompiers auront cédé la place à une société commerciale qui donne dans le verre lisse ponctué de quelques ouvertures, vous semblera-t-il.
Vous scruterez la place Chavanelle, pour rencontrer qui ou quoi, quelle soirée de quel hiver, avec ce garçon, dans une chambre minusсule accolée à la soufflerie du chauffage d'une salle de spectacles, et vous chercherez en vain la couleur des yeux ou le prénom de cet аmапt d'une seule nuit.
Vous n'aurez pas davantage obliqué vers la Grand-Poste et que vous ne vous serez pas arrêté à une devanture où des livres, ornés de cartons écrits, n'auront pas attiré votre curiosité.
Vous ne ferez pas une halte dans la librairie "Tropiques", qui aura fermé à la fin du mois de décembre, l'année 2014.
Vous n'entrerez pas dans ce lieu des tentations, chaque livre représentant l'espoir d'un voyage au loin (ah, la revue se dédiant au monde de l'Insulinde), d'une plongée dans les subtilités de la linguistique (ah, cette difficile revue, la plupart des articles en anglais, décrivant, sous sa couverture bleue, les lois des transformations phonétiques et le vocabulaire portugais dans un roman britannique), d'une station hallucinatoire devant la même pile de livres à chaque fois remuée, dérangée, vos yeux s'écarquillant sur on ne sait quelle trouvaille.
La libraire, attentive à votre confort, ne vous aura pas dit, avec un joli sourire de tête rêveuse, qu'heureusement il y a au moins un Lyonnais pour aérer ce qui forme un bloc s'empoussiérant, et n'auriez-vous pas désiré un siège pour mieux vous pencher jusqu'au ras du sol ? Vous n'aurez pas souri, en sirotant le café сhаuԁ qui ne vous aura pas été préparé.
Vous n'aurez pas entendu combien il aura fait froid, un certain mois de décembre, le chauffage ayant lâché, dans cette boutique, tout de guingois, tapissée de volumes, traversée d'étagères incertaines.
Vous n'aurez pas regardé, encore, le livre de Henry de Montherlant, "La reine morte" - une édition numérotée de l'année 1942 - que vous aurez acheté, bien que sa couverture soit abîmée, précédemment, un jour où vous auront рéпétгé le rappel de votre ami portugais, mort, et son amour du Portugal.
Vous n'aurez pas fixé du regard les livres, pour que les voix grandissent, et se dessinent les visages, et remuent les songes, et se drapent en rouge avec des filets d'or les merveilles.
Vous n'aurez pas ouvert la porte qui donne sur un autre temps, suspendu dans la poussière ensoleillée et s'écoulant le long de ce désordre apaisé d'ouvrages et de revues.
Vous n'aurez pas, quelque peu, surpris l'inattendu. Vous n'aurez pas même répondu à l'espérance, toujours déçue avec bonheur et toujours renouvelée avec constance, d'une échappée, ailleurs, autrement.
Climax69007, le Samedi 31 Janvier et le Dimanche 1er Février 2015.
