Oscar Wilde, le plus irlandais des auteurs anglais, dandy exacerbé, amateur de bons mots, auteur de pièces à succès qui brillent par l'art de la conversation et du paradoxe, auteur de "Le portrait de Dorian Gray" était hоmоsехuеl, comme chacun le sait.
Amoureux du jeune Queensberry, il fut accusé, par le biais d'une carte déposée à son club par Queenberry père (celui qui a codifié les règles de la boxe), de "poser au sоԁоmіtе". Il porta plainte, et son procès, en 1895, se referma sur lui comme un piège, puisque d'accusateur il devint accusé, et qu'il eut à purger une peine de prison pour "atteinte aux bonne mœurs" et parce que le tribunal jugea que l'injure de Queensberry père de "poser au sоԁоmіtе" était on ne peut plus fondée, juste, raisonnable et adéquate.
De cette ехрéгіепсе de la prison ont résulté "De profuпdis", une longue lettre de rupture, déchirante, avec le jeune Queensberry, et ce qui pour moi est un poème majeur de langue anglaise "The Ballad of Reading Gaol", qui hausse Wilde à la hauteur d'un François Villon, pour l'épaisseur vécue du sentiment, pour la confraternité avec les condamnés (le poème est dédié à un condamné à la pendaison, un ancien "Royal Horse Guard" qui avait tué son amour), pour son sens du détail évocateur, et pour une disposition graduelle on ne peut plus maîtrisée.
Quelques extraits de "Ballade de la Geôle de Reading", dans la traduction en octosyllabes par Anne Dagnac, parue au Bon Chameau (ISBN 2-912496-07-1 ; année de parution, 1999).
Pour vous inviter à relire Oscar Wilde, ses pièces, ses proses, les minutes de son procès où il fait la preuve d'un courage et d'une tenue exemplaires face à la cour et au puritanisme de son époque, ne serait-ce qu'en défendant la spécificité de l’œuvre d'art qui, pour lui, n'a rien à faire avec la morale ou l'amoralité : elle est belle et se tient, ou alors elle n'est rien d'autre que rien.
Il n'avait pas son habit rouge
Car vin et sang sont rouges,
Et sang et vin tachaient ses mains
Quand on le trouva près du corps
De son amour, ô pauvre morte,
Qu'il avait tuée dans son lit.
Il marchait parmi ceux qu'on juge
Vêtu d'un vieux costume gris,
Une casquette coiffait sa tête ;
Son pas semblait gai et léger ;
Mais je n'ai jamais vu un homme
Fixer si tristement le jour.
(...) Moi, avec d’autres âmes en peine,
Je marchais en un autre cercle,
Me demandant s'il avait fait
Petit délit ou grand forfait,
Quand dans mon dos on murmura :
"Çui-là, c'est la cord' qui l'attend."
Ô Christ ! les murs de la prison
Soudain semblèrent vaciller,
Et le ciel au-dessus de moi
Devint un casque d'acier fondu ;
Moi qui était une âme en peine,
Ma peine, je ne la sentais plus.
(...) Si chêne et orme font éclore
Au doux printemps de tendres feuilles,
Effroyable est l'arbre à potence
Dont un serpent mord les racines :
Vert ou sec, un homme mourra
Avant qu'il n'ait porté de fruits !
C'est au très-haut siège de grâce
Que tous nous aspirons d'en bas ;
Mais qui donc, cravaté de chanvre,
Voudrait du haut d'un échafaud
Voir par un collet d'assassin
Le ciel - pour la dernière fois ?
(...) [après l'exécution]
On ne célèbre pas de messe
Le jour où ils pendent un homme ;
Le cœur du prêtre est bien trop lourd,
Ou son visage est bien trop blême,
Ou bien dans ses yeux est écrit
Ce que nul homme ne doit voir.
Jusqu'à midi ils nous laissèrent
Cloîtrés, puis la cloche sonna ;
Et les gardiens, aux clés qui tintent
Ouvrirent nos cellules aux aguets ;
Alors, par l'escalier de fer,
Chacun quitta son propre Enfer.
Nous retrouvâmes l'air pur de Dieu,
Mais quelque chose avait changé.
L'un avait le visage blême
De peur, un autre l'avait gris ;
Et je n'ai jamais vu hommes tristes
Fixer si gravement le jour.
Je n'ai jamais vu hommes tristes
Fixer d'un œil si grave
Ce petit coin de tente bleue
Que nous, prisonniers, nommons ciel,
Ni le cours joyeux des nuages
En leur étrange liberté.
Mais certains d'entre nous marchaient
La tête basse, qui savaient
Que si tous avaient eu leur dû,
C'est eux qui auraient dû mourir :
Lui n'avait tué qu'une vie,
Eux, ils avaient tué des morts.
Car celui qui pèche deux fois
Rouvre les plaies d'une âme morte,
La sort de son linceul taché,
Et la fait saigner à nouveau,
La fait saigner à grosses gouttes,
La fait saigner en pure perte.
(...) Je ne sais si les lois sont justes
Ou si les lois ont tort ;
Tout ce qu'on sait en prison
C'est que le mur en est solide,
Que chaque jour dure une année,
Une année dont les jours sont longs.
Mais je sais cela : que les lois
Faites par les hommes pour l'homme
Depuis le premier fratricide
Inaugurant ce triste monde
Jettent le grain gardent l'ivraie
Avec un crible des plus vils.
Je sais aussi - sage serait
Que chacun sût de même -
Que l'homme élève ses prisons
Avec les briques de la honte
Et des barreaux qui cachent au Christ
Comment les hommes broient leurs frères.
(...)A Reading, prison de Reading,
Il y a un tгоu de honte.
Dedans repose un malheureux
Dévoré par les dents de flammes.
Dans un linceul ardent il gît
Et sa tombe n'a pas de nom.
Qu'en ce lieu, jusqu'à l'heure
Où le Christ rappellera les morts,
En silence il repose.
Nul n'est besoin de gaspiller
Pleurs inutiles et long soupirs :
Il avait tué ce qu'il aimait,
Et pour cela devait mourir.
Et tous les hommes tuent ce qu'ils aiment,
Que chacun se le dise.
Certains le font d'un regard fier,
D'autres le font d'un mot flatteur ;
Le lâche tue d'un doux Ьаіsег,
Le courageux choisit l'épée...
[Et là Oscar Wilde signe la fin de son poème de son matricule à la prison de Reading : C. 3. 3.]