Chapitre I
Hector, avec une délicatesse dont seuls les individus de sa mаssе peuvent faire preuve, repose sa tasse devant lui, et balaie du revers de son petit ԁоіgt les grains de sucre roux de la nappe cirée. Il pousse un bref soupir par le nez, au son ouaté par sa gorge flasque. Ouaté, c'est le mot. Hector est un homme ouaté, à la voix étouffée, au souffle puissant mais comme écrasé par son poids ; je me représente ses cordes vocales comme deux choses roses et vibrantes noyées dans le coton. Si Hector était un instrument, il serait un tuba avec une sourdine en mousse.
Derrière le bruit régulier de sa respiration, on entend la voix timide qui s'élève du phonographe, dont le volume est baissé pour ne pas réveiller Joseph qui dort à l'étage. Elle chante l'amour pour son brave mari mineur, un certain Marc, qui revient chaque jour couvert de suie et de sueur, le corps endurci et resplendissant de santé, avec la fierté du labeur. Et c'est peut-être la torpeur qui me souffle, pour la première fois, le caractère fortement éгоtіԛuе de cette petite balade innocente.
- Heureusement que nous pourrons dormir dans le train. Il y en a pour presque trois heures, voilà qui devrait nous permettre d'attaquer les journées qui nous attendent avec aplomb, lâche Hector.
Sa voix me semble forte, en vrai, il m'a fait sursauté.
- Oui, oui, je dis d'un ton absent.
- Tu as pu saluer Violaine avant ton départ ?
Il m'interroge du regard, mais continue sans attendre ma réponse.
- Le recteur m'a dit que notre entreprise sera ton plus long séjour hors des murs de la ville, cela me paraît fort étonnant.
- C'est pourtant vrai, je réponds. Je ne m'y suis rendu qu'une fois, par curiosité, mais jamais dans la région où l'on nous envoie. Pour ma part, j'avais eu l'occasion de voir la zone industrielle de la Croisée et, sur le chemin, les vestiges de Duché.
Hector opine mollement et hausse les sourcils au dessus de ses paupières grasses, en jetant un œil à son infusion d'algues et de champignons. Je détaille quant à moi la pièce exiguë où nous discutons depuis la tombée de la nuit ; c'est un salon très pauvrement décoré, dont la пuԁіté me met même franchement mal à l'aise. Du plafond blanc de chaux pend une ampoule couverte d'une coupole en céramique blanche et bleue, et si les murs portent bien une ou deux petites œuvres d'art dépassées, rien n'est fait pour briser la continuité fade de briques délavées. Il n'a même pas pris la peine, comme c'est souvent l'usage, de masquer ou de personnaliser les larges poutres d'acier, qui pour une raison inconnue m'évoquent une série de plantes grimpantes qui auraient ԁéfопсé le sol puis le plafond en courant contre les murs.
Cette partie-là de la ville est une des dernières à avoir été reconstruites, et les travaux ont peut-être duré trois mois. Oui, trois mois, certainement pas plus. Quand je suis rentré dans cette pièce pour la première fois, je me suis tout de suite étonné de l'absence totale de fenêtres. C'est fréquent, dans les bâtiments de Port-Hélène, mais je ne soupçonnais pas quelqu'un du rang d'Hector de vivre dans ce genre d'endroits. J'ai quelques fois eu le loisir de détailler des logements aussi vétustes, mais c'étaient des habitations très modestes, et dans des quartiers bien moins huppés que celui-ci. Je me demande comment un homme, dont les manières trahissent un raffinement et une forme d'élitisme propre à ses fonctions, en est venu à daigner vivre dans un tel taudis.
Et puis je me souviens de Joseph. A la mort de la femme d'Hector, emportée par une crise cardiaque, ce-dernier lui a promis de prendre soin de son infirme de frère. Quand il m'a prévenu, alors que panifions notre voyage, du handicap de Joseph, il m'a simplement dit : « C'est un vieil homme en fauteuil ». Joseph n'est pas un vieil homme en fauteuil. C'est un débris sur un chariot, une chose tellement sèche et racornie que j'ai pensé la réduire en miettes en lui serrant la main. J'ai même halluciné le bruit croustillant d'une galette sans levure qu'on écraserait au creux de sa paume. Et comble de l'effroi, dans son malheur le pauvre homme a perdu une partie de son visage.
Il aurait pu lui manquer les deux jambes, et les bras avec, que j'aurais pu contenir mon horreur en découvrant l'animal – après tout, j'ai vu des infirmes sortir des usines en ayant perdu plus de chair que ça. Mais Joseph a perdu son nez, la partie gauche de sa machoire, et son œil. S'il porte une sorte de masque partiel en tissu plâtré, et un cache-oeil, je n'ai pas pu retenir un raidissement dans ma nuque en le voyant penché à sa table : au moment où je suis entré, une partie de la bouillie qu'il avait essayé de fоuггег dans sa Ьоuсhе coulait en filet au coin de ses lèvres, et il avait levé son œil valide vers moi.
En bref, ce n'est pas le taudis d'Hector que voilà, mais celui d'un ouvrier presque tué par la négligence d'un collègue qui lui a enfoncé quatre rivets dans la face avec son pistolet. Et Hector a sans doute renoncé à son logement de fonction que son statut de dignitaire du parti lui confère pour honorer sa promesse envers sa défuпte.
Et on frappe à la porte. Hector consulte sa montre, et va éteindre le phonographe.
- Ils seraient une demie-heure en avance...
Il va ouvrir, je ne me retourne pas tout de suite. Mais j'entends un silence trop long d'une seconde, alors je pivote.
- Monsieur Grince, c'est toujours un рlаіsіг, mais, à cette heure ?
Hector s'écarte comme il peut de l'encablure, où se tient un homme en uniforme noir. Il porte un calot tout aussi noir, frappé d'un triangle cuivré. Il tient, sous son bras, un journal. Il ôte son calot.
- Bonsoir, Hector. Laisse-moi entrer, c'est important. Et ferme bien derrière moi.
Il est nerveux ; à la lumière, je reconnais bien l'homme. Philippe Grince est le chef de la milice côtière de Port-Hélène, distingué par son tableau de chasse honorable en matière de contreЬапԁiers. Il est mince, dans la force de l'âge, et porte une moustache nourrie pour cacher un léger bec de lièvre. Il me détaille, puis semble décider que je suis quelqu'un de confiance.
- Par ma seule présence, je viole bien des lois. Ce que je fais là, c'est pour toi, Hector. Je ne pouvais tolérer que tu l'apprennes par les journaux, mais il fallait bien que j'aie une preuve. Alors je t'ai apporté le tirage qui sera distribué dans trois heures.
Hector n'a pas eu le temps de dire quoi que ce soit, mais son visage lisse trahit un certain nombre d'émotions. Alertée par le bruit de la porte, Olga, l'infirmière de Joseph, apparaît par la cuisine et, sans se rendre compte de rien, accueille Philippe en lissant ses mains contre son tablier, avant de lui tirer une chaise.
Tout en s'asseyant, P. Grince tend le journal à Hector, et lâche, d'un ton grave et cérémonieux.
- Daniel Darmandt est mort cette nuit à bord du Patriote, dans une mutinerie.
Je me redresse tout à coup, alerté par la nouvelle. La première image qui me vient est celle de ce navire somptueux, fleuron de la flotte militaire ; mais dans le regard d'Hector, c'est le visage de Daniel Darmandt, son beau-frère, dont je vois le reflet. Il ne regarde même pas la une du journal qui, de là où je suis, semble montrer le portrait du capогаl Darmandt, beau jeune homme et deux fois nommé « Exemple de la Doctrine ».
- Comment ? Qui !
La retenue qu'il s'efforce d'avoir devant un autre dignitaire de la Doctrine ne l'empêche pas de vociférer ces mots avec tout le chagrin et la rage qu'il doit alors éprouver.
P. Grince passe une main sur son visage, s'attarde sur sa moustache, et affronte enfin le regard d'Hector.
- Je l'ai tué. De mes mains.
La chose devient passionnante. Le teint de mon collègue devient d'un rouge violacé, et il grimace, en balbutiant.
- Je l'ai tué dans l'exercice de mes fonctions, Hector. Ton beau-frère a mené, cette nuit, une sanglante mutinerie contre le capitaine Fruchet, qu'il a tué par ailleurs. Je patrouillais dans la baie quand nous avons reçu leur signal de détresse. Nous étions les premiers sur place pour prêter main forte à l'équipage qui se retranchait dans les quartiers du capitaine. Nous avons repris le pont en un tour de main, nous avions l'avantage de la surprise ; j'ai moi-même tiré sur le capогаl Darmandt à deux reprises, près des chaloupes de sauvetage à tribord. Pour le capitaine, il était gravement touché, et les premiers soins qui lui ont été apportés sur place n'ont pas suffi. A une heure du matin, la mutinerie était terminée. J'ai eu tout le loisir de torturer, depuis, les quatre prisonniers que nous avons fait. L'un d'eux a avoué qu'ils avaient infiltré la marine dans le but de détourner le Patriote, à la tête d'une mission de colonisation. Aucun d'eux n'a mentionné quel autre navire devait les suivre dans cette folle entreprise, et je suis іпtіmеment convaincu qu'ils n'en avaient aucune idée. De toute la nuit, aucun cas de mutinerie n'a été rapporté, ni dans la flotte militaire, ni dans la flotte civile.
Je suis aussi estomaqué par la froideur avec laquelle P. Grince fait son rapport que par les faits qu'il relate. Daniel était comme un fils pour Hector qui, lui, n'a pas encore repris sa respiration. Ses sanglots silencieux ressemblent à la toux d'un mourant à bout de souffle, et lorsqu'il inspire à nouveau, c'est le rugissement d'un animal qu'on égorge qui résonne dans la pièce. Il se couvre le bas du visage de son énorme main, et respire bruyamment par le nez ; ses yeux se plissent et brillent de larmes, alors que toute la face est rouge et gonflée. Olga est tétanisée, près de la porte de la cuisine. P. Grince, lui, attend silencieusement que Hector se calme pendant quelques instants, puis reprend, manifestement impatient mais trop poli pour montrer le moindre agacement.