C'est le récit d'une expérimentation, aussi est-ce long.
Depuis des années, bien des œuvres majeures de la littérature mondiale, qui font partie du bagage culturel de base du lycéen curieux, me seront tombées des mains, si jamais elles y sont parvenues.
De fait, pour moi, une œuvre que je ne puis lire dans sa langue d'origine (le russe, le chinois, le japonais, ...), traduite en français, acquiert une familiarité, fausse et trompeuse, par les mots français employés, émoussés, trop galvaudés à la fois par l'usage quotidien, l'usage médiatique et l'usage littéraire.
Il m'a fallu emprunter une autre voie pour découvrir ces mondes inconnus sans avoir à apprendre le russe, le chinois, le japonais. J'avoue, par ailleurs, que je n'ai pas suffisamment de fluidité de lecture en allemand pour que ça ne tourne pas à la torture.
C'est pourquoi je me suis installé en pays d'étrangeté, dans une langue qui n'est pas ma langue maternelle, dans une langue où les tournures, les mots, les sons, et mes ignorances aussi me tiennent en état d'alerte, c'est-à-dire dans un cheminement vers un texte traduit en portugais.
Et dans ce pays inconnu, qui redouble l'inconnu à découvrir - cela aura été "Le procès" de Franz Kafka, livre que je n'avais jamais lu -, j'aurai été amené à faire quelques découvertes.
J'avais déjà appliqué cette méthode au roman le plus représentatif de la littérature sud-américaine, "Cent ans de solitude", qui m’avait rebuté en français, et cela avait "marché".
Et qu'ai-je rencontré dans "Le Procès" de Franz Kafka, récit qui prête par sa bizarrerie - un être dénommé sans plus K. se trouve, un matin, arrêté, et on l'avertit qu'un procès va se dérouler contre lui - à des interprétations multiples quant à sa genèse et à son sens, de type psychanalytique (la genèse de ce roman puisant dans le sentiment de culpabilité qu'exprime Franz Kafka dans sa "Lettre au père"), de type prémonitoire (l'arbitraire glacial et anodin, cependant meurtrier, préfigurant la destruction des Juifs d'Europe par les nazis), etc.
D'abord, suivant le fil de la judéité de Franz Kafka, auteur de langue allemande en terre tchèque, je me suis souvenu que les procès inquisitoriaux intentés aux Juifs convertis au christianisme n'étaient jamais motivés, les victimes devant découvrir elles-mêmes de quoi elles étaient accusées, en quoi elles avaient "fauté", et elles ignoraient aussi quelles étaient les pièces de leur procès, elles étaient l'objet du procès et à peine des protagonistes, et dans ce monde devenu toute accusation leur réalité d'être particulier leur était déniée, il n'y avait plus que la faute se substituant à leur substance d'être vivant, une faute devant être avouée pour la purgation de leur âme avant que, livrés au bras séculier (l’Église catholique ne se souillant pas les mains de sang) ils ne finissent en choses carbonisés dans un "autodafé" ("un acte de foi", sic !)
Dans "Le Procès" de Franz Kafka, il y a le même arbitraire que dans un procès inquisitorial mais élevé à la puissance x, car le procès lui-même n'a jamais lieu, K. se trouve toujours aux alentours de la machine judiciaire, il peine à parvenir jusqu'à un juge, et il ne pourra même pas faire rédiger par son avocat son premier mémoire de défense ; K. ne découvrira que l'infinie prolifération de la machinerie judiciaire dans les lieux les plus divers de la ville.
Un homme, ordinaire, non emprisonné, n'ayant accès qu'aux alentours de la Justice, voit sa vie entière prise par un procès qui n'est même pas en suspens, puisqu'il n'a pas lieu, puisque rien ne se déroule en fait de procédure publique, et que les arcanes supérieures ne peuvent être que soupçonnées car elles sont inaccessibles ; et cependant un prêtre lui dira que son procès va mal, et il sera à la fin poignardé par deux bourreaux.
Révéler ce dénouement ne révèle rien du récit de Kafka.
Car, à vrai dire, il n'y a nulle progression d'une intrigue (phase d'exposition, péripéties, rebondissements, état de déséquilibre narratif, résolution finale). Je récuse le fait que l'on puisse, en toute cohérence de vocabulaire, baptiser ce livre "roman".
Il n'y a nulle description d'un environnement constituant au sеіп de la fiction une objectivité (ce n'est pas un roman réaliste, tel que l'a illustré Balzac en France).
Les choses extérieures à K. existent en fonction de ses perceptions, et surtout de son regard, qui les font surgir dans une grande netteté.
Il n'y a aussi nulle métaphore filée, nulle parabole, si ce n'est, ce qui ne nous donne qu'une faible indication, dans l'avant-dernier chapitre intitulé "La cathédrale", une parabole ouvertement enseignante sur la manière d'accéder à la connaissance juste du droit, de sorte que je répugne à réduire l'étrangeté du "Procès" à des éléments connus par un déchiffrement de symboles.
La meilleure impression que je puisse livrer ici est qu'il me faut lire "Le Procès" comme un récit de rêve ; et je crois, d'ailleurs, que Franz Kafka l'a construit en donnant libre cours, lors de son acte créateur, aux processus qui sont à l’œuvre dans la formation des rêves, ceux que Sigmund Freud a déterminés, par l'analyse de ses propres rêves, dans sa "Traumdeutung", "L'Interprétation du rêve", parue en 1900.
Franz Kafka me semble avoir usé de procédés analogues aux processus oniriques inconscients : - Utilisation des restes diurnes ; - Expression d'idées par le langage des objets mis en scène par le rêveur, langage que l'on doit lire comme un rébus ; - Surgissement voilé de ce qui fut refoulé et ceci grâce à la formule de compromis qu'est le rêve ; - Réalisation fantasmatique d'un souhait dans le contenant qu'est le rêve ; - Déplacements (un objet pour un autre) ; - Cristallisations qui confondent et, à l'inverse, éléments répétitifs d'un seul motif.
Oui, "Le Procès" a la texture d'un cauchemar, et c'est pourquoi la logique classique ne pourra pas servir à l'éclairage de ce texte, mystérieux, singulier, irréductible aux tentatives d'élucidation systématique.
Les rêves mettent longtemps, dans notre conscience, à parvenir à leur expéditeur et à trouver une signification, et remarquez combien cette signification est multiple et demande bien des associations d'idées en chaînes, pour que nous soyons - enfin - avertis de nous-mêmes.
Climax69007, le Samedi 23 Aout 2013
PS : Je ne peux que vous recommandez, si vous ne l'avez déjà entreprise, la lecture de ce récit "Le Procès".
Que nous devons à l'inaccomplissement par l'ami de Franz Kaka, Max Brod, des derniers vœux de l'écrivain : jeter au feu ses manuscrits !
Loué soit Max Brod d'avoir trahi Franz Kaka et de n'avoir pas cédé au désir nihiliste de celui-ci : disparaître sans laisser de traces et ainsi parachever son sentiment d'une existence illégitime.
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