"- Moi le Suprême dictateur de la République... J'ordonne qu'au survenir de ma mort, mon cadavre soit décapité...
Ma tête exposée sur une pique trois jours durant sur la place de la République où l'on convoquera le peuple en faisant sonner les cloches à toute volée...
Passé ce délai, j'ordonne que mes restes soient brûlés et mes cendres jetés au fleuve... (...)
Ah bien que c'est bon de vous voir là. Personne-foule, salut ! Vous êtes venus voir ce qui allait se passer, hein ? Écouter ce que disent les histrions : rien de bien extraordinaire.
L'être humain même en ce qu'il a de plus simple est inénarrable. Ce qu'il a de plus sinistre, de plus exécrable, la cruauté sans limites de sa nature, on ne les a jamais mis en scène à ce jour.
Pourquoi donc se complaire dans la barbarie. Les gémissements exquis d'un homme écartelé par les tortures ne peuvent s'entendre ici. Ils sont plus éloquents que les chants sacrés de l'humanité.
Or donc, les bourreaux et tortionnaires seraient les véritables psalmistes de tous les temps... [Cris et insultes] ... Ici, en revanche, tout survient en chacun, et chez tous à la fois, sous une forme différente. Modérément, sans truсulences.
Celui qui ne supporte pas s'en va (...) Le solitaire s'en retourne à ses petites misères. Ceux qui restent attendent, touts griffes dehors, le règlement de comptes de la fin.Ils se joignent à l'assaut.
On suppose que la maison du pouvoir ne compte que fourbes et complices. Ce n'est évidemment que parti-pris.
Même si en apparence il ne se passe rien, il se passe toujours quelque chose de terrible partout où un lieu transporte ses lieux vers d'autres lieux. Nous sommes tous condamnés à disparaître..."
par Augusto ROA BASTOS.
"Yo el Supremo = Moi le Suprême"
(pièce en quatre actes, prologue et épilogue)
Presses Universitaires du Mirail
ISBN : 2-85816-156-9
Edité en avril 1991
95 francs français
Adaptation théâtrale de son roman qui porte le même titre "Moi le Suprême"
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Mon commentaire : en ces temps où les poussahs vampires tombent, vacillent et où le roi devient пu, la pièce et le roman de l'uruguayen ROA BASTOS, qui mettent en scène un gros bouffi, président à vie, qui vaticine, qui en fait à sa fantaisie, qui est à lui-même sa propre opposition, qui tient à sa botte bien des complaisances serviles, qui s'autorise d'une nature humaine pour établir le règne de la cruauté ordinaire, qui dit les choses ouvertement à des interlocuteurs pétris de peur, sont bien de circonstance !!!
Plus qu'avec le Père Ubu (de Jarry), qui tient de la pochade d'écolier, nous avons affaire avec "Moi le Suprême" à un être délié de toutes les limites humaines, sauf une, la mort, qui le hante ; et c'est pourquoi en revient, dans ses propos, le scénario qui maitriserait cette traîtresse : en effet, à un dictateur sans partage, seule la mort peut faire la pige.
Pièce roborative, où l'on sourit jaune devant tant de cynisme et de grotesque papelard.
Roa Bastos savait de quoi il retournait : l'Uruguay, son pays natal, a connu dans les années 1970 un des plus sanglants coups d'État militaro-policier, au service de l'impérialisme nord-américain (le Рlап Condor), dans le cône Sud de l'Amérique.