"La silhouette se découpant sur le fond bleu tristement impersonnel, les drapeaux dont ni l’un ni l’autre ne signifient plus rien pour des hommes qui ont enterré la France et tué le rêve européen, le costume sombre et comme étriqué… tout dans la mise en scène de l’annonce présidentielle rattachait ce moment à l’imagerie des campagnes électorales et de la petite compétition. Rien qui nous parlât de la Nation, de l’État et de l’exercice du pouvoir. L’homme qui s’exprimait là n’était déjà plus président, si tant est qu’il l’eût jamais été. Cet épisode, dont on soulignera « l’émotion », parce qu’à défaut de nous élever par la grandeur, les politiques ne nous touchent plus que quand ils nous sont petitement semblables, vient conclure une folle quinzaine durant laquelle ont été balayés les restes de vingt ans de minusсule politique. Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, François Hollande. Comme un condensé de ce que les Français rejettent de toute la force de leurs votes. On refera, bien sûr, l’histoire de ce quinquennat filandreux. Le refus – ou l’incapacité – de François Hollande de comprendre que le pouvoir consiste à assumer des choix et à transcender la bassesse humaine, celle du tacticien occupé à finasser pour étouffer ses adversaires, celle de l’individu оЬséԁé par son petit lot de bonheur іпtіmе. C’était écrit, diront tous ceux qui avaient vu dans le personnage ce qu’il fut toujours, le manoeuvrier qui laissa son propre parti comme « un grand cadavre à la renverse ». Mais réduire à la psychologie d’un homme la leçon de notre histoire politique récente nous condamnerait à l’impasse. L’échec de François Hollande ne se limite pas à la mesquinerie politicienne de François Hollande, comme l’échec de Nicolas Sarkozy ne s’explique pas par la seule démagogie de Nicolas Sarkozy. Comme le refus ultime d’Alain Juppé ne relève pas seulement du souvenir cuisant d’un premier ministre droit dans ses bottes et désormais rhabillé en multiсulturaliste cool. Ce que viennent de rejeter avec fracas les Français (car ne nous leurrons pas : François Hollande n’a pas « pris acte » de quoi que ce soit, il a été jeté dehors par des électeurs qui ont fait savoir à longueur de sondages qu’ils le renverraient brutalement dans ses pénates en cas de candidature), ce sont ces dirigeants qui depuis tant d’années avaient choisi de ne pas diriger, c’est-à-dire d’accepter que l’orientation principale de leur politique leur soit dictée par des supposés impératifs détachés de toute volonté populaire. Inlassablement, obstinément, cette génération de dirigeants aura refusé de voir ce qui lui sautait aux yeux, d’entendre ce que lui criait le peuple à chaque élection : qu’il ne voulait pas de ce monde qu’on lui dessinait à grands coups de croisades pour le Bien, l’ouverture et l’amour de l’Autre. Cette génération-là a tué non seulement l’idée européenne, mais la civilisation européenne, en transformant le continent en laboratoire du libre-éсhапgіsmе et de la technocratie post-nationale. Elle a sacrifié les équilibres hérités du CNR et du gaullisme, au nom de l’adaptation à une supposée modernité faite d’instantanéité, de courte vue, de sоumіssіоп aux marchés financiers, autant qu’au sоft power américain. Elle a choisi de mépriser ce peuple qui voulait préserver ses modes de vie, ses savoir-faire et ses valeurs, et même – comble de la ringardise – les transmettre à ceux qu’il accueillait sur son territoire. Par conformisme et par inculture, elle a ramené la France, qui était à la fois une idée, un corps et une âme, à ce qu’elle connaissait, à ce qu’on lui avait appris à l’ENA ou dans les petits cercles de la social-démocratie progressiste et de la droite orléaniste : une colonne de chiffres. Les élites d’avant étaient-elles plus reluisantes ? Disons que de Gaulle citait Chateaubriand par coeur, Роmрidou des passages entiers de La Guerre des Gaules ou Paul Éluard au détour d’une conférence de presse, Mitterrand du Paul Valéry. On retiendra de leurs successeurs « droit dans mes bottes », « avec Carla, c’est du sérieux » et « la France, elle va mieux ». Et l’on songera à Talleyrand, qui, pour être boiteux et retors, était plus homme d’État qu’ils ne le furent jamais : « C’est un grand malheur pour une nation qu’un bon homme dans une place qui exige un grand homme. » Ceux qui suivent seront-ils plus grands ? Sauront-ils entendre la colère – et non la peur, comme le ressassent avec mépris les porte-voix officiels de l’ordre établi – de ceux qui voient leurs territoires désertés, les services publics balayés, l’industrie, l’agriculture, le petit commerce ravagés. Sauront-ils s’élever au-dessus de leur milieu, de leurs cercles de connivences et d’intérêts ? Il faudrait qu’ils comprissent, du moins, que la France a besoin de voix pour raconter à ses citoyens, d’où qu’ils viennent, ce grand récit national et pour en inventer la suite. Pas de comptables ni de greffiers des pouvoirs financiers.]"
Natacha Polony