PSAPPHA REVIT
... Certaines d'entre nous ont conservé les rites
De ce brûlant Lesbos doré comme un autel.
Nous savons que l'amour est puissant et cruel,
Et nos аmапtеs ont les pieds blancs des Kharites.
Nos corps sont pour leurs corps un fraternel miroir.
Nos compagnes, aux sеіпs de neige printanière,
Savent de quelle étrange et sauve manière
Psappha pliait naguère Atthis à son vouloir.
Nous adorons avec des candeurs infinies,
En l'émerveillement d'une enfant étonné
A qui l'or éternel des mondes fut donné...
Psappha revit, par la vertu des harmonies.
Nous savons effleurer d'un Ьаіsег de velours,
Et nous savons étreindre avec des fougues blêmes ;
Nos caresses sont nos délicieux poèmes...
Notre amour est plus grand que toutes les amours.
Nous redisons ces mots de Psappha, quand nous sommes
Rêveuses sous un ciel illuminé d'argent :
" Ô belles, envers vous mon cœur n'est point changeant..."
Celles que nous aimons ont méprisé les hommes.
Nos lunaires Ьаіsегs ont de pâles douceurs,
Nos ԁоіgts ne froissent point le duvet d'une joue,
Et nous pouvons, quand la ceinture se dénoue,
Être tout à la fois des аmапts et des sœurs.
Le désir est en nous moins fort que la tendresse,
Et cependant l'amour d'une enfant nous dompta
Selon la volonté de l'âpre Aphrodita,
Et chacune de nous demeure sa prêtresse.
Psappha revit et règne en nos corps frémissants,
Comme elle nous avons écouté la sirène,
Comme elle encore nous avons l'âme sereine,
Nous qui n'entendons point l'insulte des passants.
Ferventes, nous prions : " Que la nuit soit doublée
Pour nous dont le Ьаіsег craint l'aurore, pour nous
Dont l’Érôs mortel a délié les genoux,
Qui sommes une chair éblouie et troublée... "
Et nos mаîtгеssеs ne sauraient nous décevoir
Puisque c'est l'infini que nous aimons en elles...
Et puisque leurs Ьаіsегs nous rendent éternelles,
Nous ne redoutons point l'oubli dans l'Hadès noir.
Ainsi nous les chantons, l'âme sonore et pleine ;
Nos jours sans impudeur, sans craintes ni remords,
Se déroulent, ainsi que de larges accords,
Et nous aimons, comme on aimait à Mytilène.
(extrait du volume " A l'heure des mains jointes " de Renée Vivien)
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- Les Kharites étaient les Déesses de la grâce, de la beauté, de la danse, des festivités et des ornements.
- Mytilène était la ville principale de l'île de Lesbos et le lieu de naissance de la poétesse Sappho (dates estimées, de 630 à 580 avant notre ère), la seule femme de l'Antiquité grecque dont les hommes aient jugé l’œuvre digne d'une transmission manuscrite - fort lacunaire du reste, la morale normalisatrice des copistes passant par là - et dont on égalait la beauté des vers à ceux d'une Déesse et à ceux de Homère. A peine nous reste-t-il un dixième, très défait, de ses œuvres. Des lignes, quelques poèmes à peu près entiers, des passages se tenant, des fragments, voire quelques mots : l'on peut toujours espérer sur la sécheresse du désert égyptien, conservatrice de manuscrits, pour Sappho et pour d'autres, Parménide, Épicure, Héraclite, mais bon...
- Erôs est à la fois la personnification (la métaphore) de l'amour et le Dieu de l'amour.
- L'Hadès était le lieu sombre où les âmes après la mort étaient censées errer ; une sorte d'équivalent de nos Enfers, mais c'est déjà là une attribution de sens à "Hadès", distorsion de sens que le christianisme a faite pour quelque peu comprendre les représentations des Anciens quant à l'au-delà.