Connexion :

Revisiter Joachim Du Bellay - Littérature & poésie

Sujet de discussion : Revisiter Joachim Du Bellay
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 16 mai 2012 à 19:17
    Je sais bien que, Joachim Du Bellay, on vous l'a infligé comme un pensum, on vous en a parlé comme d' un monstre sacré des Lettres françaises, on vous l'a démantibulé quant au sens et aux sons

    ("et remarquez cette belle euphonie, et voyez combien le retour lancinant des mêmes sons lourds sont à l'unisson de l'idée exprimée de tristesse et de décadence, voyez combien les sons forment des deux quatrains et des deux tercets une unité de sens en venant renforcer le jeu des rimes, ..."),

    il n'empêche que cet homme est un poète majeur, un versificateur hors pair, quelqu'un qui dans le cadre convenu du sonnet a réussi à bâtir deux "poèmes en sonnets", "Les Antiquités de Rome" et "Les Regrets".

    Un homme qui, dans les loisirs que lui laissaient ses charges domestiques auprès du Cardinal Du Bellay à Rome, a su affermir son âme, qui a fait feu de tous bois, et de toutes circonstances un poème.

    Trois sonnets pour vous le mettre en Ьоuсhе !!!

    - Dans le genre sarcastique et satirique, un conclave pour élire un pape (intrigues et marchandages)

    Il fait bon voir, Paschal, un conclave serré
    Et l'une chambre à l'autre également voisine
    D'antichambre servir, de salle, et de cuisine,
    En un petit recoin de dix pieds en carré ;

    Il fait bon voir autour le palais emmuré,
    Et briguer là-dedans cette troupe divine,
    L'un par ambition, l'autre par bonne mine,
    Et par dépit de l'un être l'autre adoré ;

    Il fait bon voir dehors toute la ville en armes
    Crier, le Pape est fait, donner de faux alarmes,
    Saccager un palais ; mais plus que tout cela

    Fait bon voir, qui de l'un, qui de l'autre se vante,
    Qui met pour celui-ci, qui met pour celui-là,
    Et pour moins d'un écu dix Cardinaux en vente.

    - Comment tirer le portrait de ses contemporains et n'être pas la dupe dans les jeu des convenances sociales et des amabilités, ou la critique des apparences :

    Marcher d'un grave pas, et d'un grave souci,
    Et d'un grave souris à chacun faire fête,
    Balancer tous ses mots, répondre de la tête,
    Avec un Messer non ou bien un Messer si ;

    Entremêler souvent un petit Et cosi,
    Et d'un Son Servitor contrefaire l'honnête,
    Et comme si l'on eût sa part en la conquête,
    Discourir sur Florence, et sur Naples aussi ;

    Seigneuriser chacun d'un Ьаіsеment de main,
    Et suivant la façon du courtisan Romain,
    Cacher sa pauvreté d'une brave apparence ;

    Voilà de cette cour la plus grande vertu,
    Dont souvent mal monté, mal sain et mal vêtu,
    Sans barbe et sans argent on s'en retourne en France.

    - La mort d'un pape qui tourne au tragicomique, tant il faut savoir rire de ce qui enfonce un parapluie au derrière des bienséants :

    Comme un qui veut curer quelque Cloaque immonde,
    S'il n'a le nez armé d'une contresenteur,
    Étouffé bien souvent de la grand' puanteur
    Demeure enseveli dans l'ordure ргоfопԁе ;

    Ainsi le bon Marcel ayant levé la bonde
    Pour laisser écouler la fangeuse épaisseur
    Des vices entassés dont son prédécesseur
    Avait six ans devant empoisonné le monde ;

    Se trouvant le pauvret de telle odeur surpris,
    Tomba mort au milieu de son œuvre entrepris,
    N'ayant pas à demi cette ordure purgée.

    Mais quiconque rendra tel ouvrage parfait,
    Se pourra bien vanter d'avoir beaucoup plus fait
    Que celui qui purgea les étables d'Augée.

    Et volontairement je vous laisse sur cette note sсаtоlogique, parce que le versant proprement lyrique de Du Bellay est le plus connu, le plus loué. tenons-nous aux à-côtés & à ce que l'on ne met pas suffisamment en valeur chez lui : sa verve sarcastique.
  • medievale Membre élite
    medievale
    • 16 mai 2012 à 20:13
    "heureux qui comme Ulysse...." un des rares poèmes qui me parle.
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 16 mai 2012 à 20:21
    "heureux qui comme Ulysse...." un des rares poèmes qui me parle.

    Oui, la nostalgie du pays natal ; son poème le plus justement célèbre, et aussi celui où l'on sent un attachement sепsuеl à la terre. C'est un poème sur l'amour de loin, non pas pour un individu mais pour son petit Lyré..
  • angel94 Membre élite
    angel94
    • 16 mai 2012 à 20:53
    Superbe
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 16 mai 2012 à 21:13
    Difficile, le sonnet : hérité des Italiens, cette forme fixe ne présente pas une combinatoire infinie de rimes, de rythmes (la césure doit tomber à la sixième syllabe), ou d'enjambements. De plus, le vocabulaire admis était assez réduit ,du moins à l'époque de Du Bellay, puisqu'avec Queneau - oui, l'auteur de "Zazie dans le métro - ça valsa !!!

    C'est dans ce cadre contraint (et de la contrainte naît le raffinement) que Du Bellay s'est exprimé.

    --- La nostalgie -donc !!! - de la douceur angevine.
    Sonnet justement apprécié pour sa sensibilité, pour la simplicité de la construction syntaxique, pour son vocabulaire commun et limpide, pour sa puissance d'évocation.

    Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage,
    Ou comme celui-là, qui conquit la Toison,
    Et puis est retourné, plein d'usage et raison
    Vivre entre ses parents le reste de son âge !

    Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
    Fumer la cheminée, et en quelle saison
    Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
    Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

    Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux
    Que des palais Romains le Front audacieux,
    Plus que le marbre dur ma plaît l'ardoise fine,

    Plus mon Loire Gaulois que le Tibre Latin,
    Plus mon petit Lyré que le mont Palatin,
    Et plus que l'air marin la douceur angevine.
  • perle42 Membre habitué
    perle42
    • 16 mai 2012 à 23:27
    Du bellay...<3
    Je me rapelle de quelques poèmes sur la Rome Antique qui étaient superbes.
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 17 mai 2012 à 12:19
    Pour faire рlаіsіг à la jeune femme précédente, voici un des plus beaux poèmes des "Antiquité de Rome" :

    Comme le champ semé en verdure foisonne,
    De verdure se hausse en tuyau verdissant,
    Du tuyau se hérisse en épis florissant,
    D'épis jaunit en grain, que le сhаuԁ assaisonne ;

    Et comme en la saison le rustique [le paysan] moissonne
    Les ondoyants cheveux du sillon blondissant,
    Les met d'ordre en javelle, et du blé jaunissant
    Sur le champ dépouillé mille gerbes façonne :

    Ainsi de peu à peu crut l'Empire Romain,
    Tant [jusqu'à ce que] qu'il fut dépouillé par la Barbare main
    Qui ne laissa de lui que ces marbres antiques,

    Que chacun va pillant, comme on voit le glaneur
    Cheminant pas à pas recueillir les reliques
    De ce qui va tombant après le moissonneur.

    --- Et un autre du même recueil :

    Sacrés coteaux, et vous saintes ruines,
    Qui le seul nom de Rome retenez,
    Vieux monuments qui encor soutenez
    L'honneur poudreux de tant d'âmes divines ;

    Arcs triomphaux, pointes du ciel voisines,
    Qui de vous voir le ciel même étonnez,
    Las peu à peu cendres vous devenez,
    Fable du peuple, et publiques rapines !

    Et bien qu'au temps pour un temps fassent guerre
    Les bâtiments, si [aussi] est-ce que le temps
    Œuvres et noms [renoms] finalement atterre.

    Tristes désirs, vivez doncques contents :
    Car si le temps finit chose si dure,
    Il finira la peine que j'endure.

    ++++ A noter pour ne pas laisser croire que Du Bellay tordait les mots au gré de son bon рlаіsіг : le genre grammatical des mots, en quatre siècles, a pu changer.
  • grifounet Membre élite
    grifounet
    • 8 mai 2013 à 22:59
    Merci pour avoir mis à l'honneur tous ces textes.

    Quand ils sont relus avec l'âge adulte, on en tire une signification plus forte, plus ргоfопԁе que lorsqu'on les découvrait tout jeune...
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 13 mai 2013 à 23:51
    Ce sonnet de Joachim Du Bellay vaut par les images qui font une impression très suggestive, en nous représentant des mouvements de fureur, de montée, de sursaut avant que cela ne s'apaise, et ne tombe, et ne s'alanguisse ; je dirai davantage : peu importe le sujet qui est celui d'une Rome où tout gouvernement s'est avili, a été mis à l'encan des intrigues, a été vепԁu à des papes calculateurs, avides de fastes, de terres à mettre au pillage et de pouvoir discrétionnaire sous prétexte de supériorité du principe religieux sur le principe étatique (lequel découlait du premier et y trouvait sa justification et son fondement).

    Ce sonnet est saisissant et suscite, vraiment, la vision de ce qui est décrit !!! C'est une grande qualité ! Et de mettre ces images belles en elles-mêmes à l'unisson pour exprimer une idée est un tour de force, qui révèle du raisonnement, en plus d'une description des phénomènes naturels qui n'est pas conventionnelle ("d'un gros choc aboyant / Se crever contre un roc", "Puis d'une aile plus large en l'air s'esbanoyant" (se dissipant), "s'aiguiser vers les yeux")

    "Comme l'on voit de loin sur la mer courroucée
    Une montagne d'eau d'un grand Ьгапlе ondoyant,
    Puis traînant mille flots, d'un gros choc aboyant
    Se crever contre un roc, où le vent l'a poussée :

    Comme on voit la fureur par l'Aquilon chassée
    D'un sifflement aigu l'orage tournoyant,
    Puis d'une aile plus large en l'air s'esbanoyant
    Arrêter tout à coup sa carrière lassée :

    Et comme on voit la flamme ondoyant en cent lieux
    Se rassemblant en un, s'aiguiser vers les cieux,
    Puis tomber languissante : ainsi parmi le monde

    Erra la monarchie : et croissant tout ainsi
    Qu'un flot, qu'un vent, qu'un feu, sa course vagabonde
    Par un arrêt fatal s'est venue perdre ici."

    (Joachim Du Bellay)
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 19 mai 2013 à 00:11
    Plus j'y pense, et plus Joachim Du Bellay, à une époque où l'art était courtisan pour survivre, m'apparait comme quelqu'un qui aura bénéficié des mauvaises conditions de sa vie.

    Avoir dû suivre la cardinal Du Bellay à Rome pour veiller au train matériel de sa maison et ainsi ne disposer d’aucun moment de relâche pour composer de ces poèmes flattant les uns et les autres (il y en a chez Du Bellay, mais ils sont réduits à peu de choses, relativement à d'autres, tel Ronsard) ou des poèmes circonstanciels l'a fait aller à l'essentiel de son amertume : "Les Regrets" sont un grand recueil de pièces arrachées aux rares temps de loisir, où se dit la nostalgie, et du pays natal, et de la Rome ancienne ; c'est aussi un grand recueil du point de vue de la critique sociale (le célèbre poème décrivant un conclave, le premier cité dans mon premier message ; le poème décrivant les flatteries en usage à Rome, le deuxième cité plus haut).

    Joachim Du Bellay eût-il eu le loisir d'un Ronsard, poète officiel, qu'il n'aurait pas eu cette pointe satirique, ni le regret lancinant de la douceur angevine et de la grandeur romaine ; et avoir du loisir eût amolli son art de la rime qui est d'une précision extrême et exceptionnelle au sеіп du groupe des poètes de La Pléiade.

    Voilà pourquoi je l'admire.

Pas encore inscrit(e) ? Créez votre profil en quelques clics seulement et profitez !