Nous avions trouvé une nouvelle activité divertissante au pensionnat. Nous jouions avec la mort ! C'était sans risque et cela nous amuserait beaucoup, nous avaient dit les initiateurs. Cela prit la forme d'un rituel plus intégrateur que de participer au groupe des fumeurs de haschich...
Chacun de nous essaya ce que l'on a appelé plus tard « le jeu du foulard ». Il s'agissait de prendre de grandes inspirations-expirations et de se faire bloquer la circulation sanguine par quelqu'un. Cela nous faisait perdre connaissance quelques secondes et nous tombions sur un lit. Au réveil, nous faisions part de nos sensations et de ce dont nous nous rappelions.
Le lendemain, les discussions étaient centrées sur cette « ехрéгіепсе interdite » qui pimentait la semaine si longue et pesante d'adolescents avides de sensations fortes. Au bout d'un certain temps, ce déchainement d'enthousiasme me fit peur, car des enfants bien plus jeunes posaient beaucoup de questions. Beaucoup trop de questions. Leurs yeux pétillaient, et « les grands », bien trop fiers d'être perçus comme des personnes courageuses d'avoir essayé, leur déconseillait bien faiblement de tester cette nouvelle activité si excitante.
Ce qui devait arriver arriva... Deux de ces collégiens, ayant pris bonne note du mode d'emploi divulgué une vingtaine de fois, se risquèrent à l'appliquer à l'abri du regard de toute personne susceptibles de les en dissuader. La réussite fut au rendez-vous... mais le carrelage des toilettes remplaçait le matelas moelleux du pensionnat ! La pauvre victime se fracassa donc l'arrière de la tête et ne se réveilla pas dans les secondes suivantes, ni dans les minutes qui suivirent.
Tout le monde était pétrifié par le spectacle de ce jeune garçon inconscient, et surtout de la tâche de sang qui sortait de sa tête. Nous, les internes, nous savions ce qui s'était passé. Pendant que les pompiers s'occupaient du gamin, je ne pu m'empêcher de me culpabiliser, et je supposai que c'était le cas pour tous mes compagnons de chambrée, en particulier ceux qui avaient communiqué la méthode... Mais même ceux qui s'étaient tus étaient responsables de ce qui venait de se passer. Nous n'avions pas conscience du danger. Nous ne pensions pas que l'un aurait pensé « jouer à la mort » en plein milieu du collège. Aussi, nous ne militions pas vraiment pour éviter la propagation de la communication à ce sujet.
Les conséquences de notre immaturité étaient dramatiques. Un enfant allait peut-être mourir ! Les sauveteurs, dont nous savions qu'ils n'étaient pas des « ressusciteurs », avaient dit qu'il y avait des chances qu'il restât à l'état végétatif, sans jamais pouvoir parvenir à retrouver ses capacités motrices. Il resterait immobile pour toujours... Je pensai au désarroi de ses parents. J'avais aussi beaucoup de peine pour l'accablé « assassin involontaire », victime de sa propre inconscience, qui ne se remettrait probablement jamais d'avoir détruit la vie de son copain, ainsi que de celles de ses amis et de son entourage, par ricochet. Il restait là, assis sur sol, paraissant totalement absent avec son regard vide. Il semblait avoir епvіе de pleurer sans y parvenir. Personne ne s'approchait du coupable...
Cet événement nous avait bien entendu ргоfопԁément marqué. Nous n'osions plus nous regarder en face, et encore moins rire comme nous le faisions d'habitude depuis plusieurs mois. Chacun accusait les autres d'être responsables de ce drame humain. Aussi, toutes les haines se tournaient vers ceux qui nous avaient enseigné la méthode d'évanouissement. Nous savions tous qu'ils étaient innocents envers ce jeune : Sachant que c'est grâce à eux que ce « jeu » connaissait un grand succès populaire, ils s'étaient exagérément investis dans la prévention à son exercice sans précaution pour amortir la chute (matelas, personnes suffisamment forte physiquement pour empêcher au volontaire de se faire mal). Ils avaient également tenté d'interdire aux autres d'en parler aux élèves trop jeunes. Mais sans succès. Ils espéraient, sans y croire un instant, que ceux qui avaient parlé de la méthode au jeune bouleversé se dénonceraient.
La direction de l'établissement avait-elle présumée que cet accident avait été іпіtіé par le collégien ou avait-elle eu vent que l'on parlait beaucoup de cette activité dans la cour ? Le jeune allait-il donner les noms de ceux qui lui avaient expliqué comment réussir à « endormir » provisoirement le futur tétraplégique ? Telles étaient les questions récurrentes que les lycéens internes se posaient. Je n'entendais pas que l'on évoquait souvent le cas de la victime ... Cela me mettait en colère contre ces égoïstes dont la seule préoccupation était de savoir s'ils risquaient d'être sanctionnés... voire même jugés par un tribunal ! Moi je me demandais ce qu'allait devenir la victime. Allait-elle seulement survivre? Je me demandais même s'il ne valait pas mieux pour elle que l'issue soit fatale ? C'était terrible de penser cela, mais comment trouver la force de vivre en ne pouvant même pas manger seul, ou aller au toilettes sans l'aide de quelqu'un ? Et son copain qui l'avait terrassé sans le vouloir ? Comment allait-il trouvé la force de vivre en se sentant totalement responsable de la mort ou du handicap intégral de son ami qui lui faisait confiance?
Finalement, cet accident monstrueux n'eut pas de suite et fut considéré comme un incident... comme si cela n'avait pas d'importance. La Direction avait probablement voulu étouffer l'affaire. Les responsables n'ont pas été recherchés, ne serait-ce que pendant la première semaine suivant l'évènement, et les sourires reparurent sur les visages de mes camarades. Nous ne parlions plus de ce « problème » ... Comme si rien ne s'était passé !
« Ce jeu n'était pas sans danger ni amusant ! »
- Qu'est-ce que tu dis Eric ? Tu parles en dormant ? Dépêche-toi, ils vont fermer le dortoir. Vivement ce soir que l'on commence ! Il paraît qu'on a toute notre vie qui passe en boucle ! Comme quand on meurt !»