Hommage a Alan Tuгіпg.
Tué sur l'autel de la norme par un pays dit "civilisé"
Et a tous ceux qui ont été assassinés, torturés et meurtris de par le monde.
Article paru dans le journal "Le monde"
En l'honneur de leurs génies disparus, les hommes érigent des statues, attribuent des prix, brodent des légendes. Le Britannique Alan Tuгіпg (1912-1954), père de l'informatique, co-inventeur de l'ordinateur, visionnaire de l'intelligence artificielle, a eu droit à tous ces signes posthumes, comme autant de regrets de n'avoir compris de son vivant à quel point il était important. Décerné chaque année, un prix qui porte son nom est considéré comme le Nobel de l'informatique. Des palmarès, comme celui du magazine Time en 1999, l'ont classé parmi les 100 personnages-clés du XXe siècle. Des livres et des pièces de théâtre lui ont été consacrés. Sur Internet, qu'il contribua à rendre possible, toutes sortes d'histoires, vraies ou fausses, circulent sur son compte.
Mais ces mаssеs de textes, ces flots de paroles ne pesaient rien, tant que quelques mots leur manquaient. Le premier ministre britannique les avait écrits, il y a quelques années, en réponse à une pétition qui a rassemblé plus de 30 000 signataires, à l'initiative de l'informaticien John Graham-Сummіпg. Au nom de son gouvernement, Gordon Brown a présenté, le 10 septembre 2009, ses excuses pour le « traitement effroyable » que son pays a réservé à l'un de ses plus grands scientifiques. Suivra, en 2013, un « Royal pardon », accordé le 24 décembre.
Un "Sorry Alan !" pour celui qui, en 1952, avait été condamné par la justice anglaise pour "indécence manifeste". Son délit : être hоmоsехuеl. Sa peine : deux ans d'emprisonnement ou un traitement aux hormones féminines revenant à une castration chimique. Le mathématicien choisit les injections, qui le rendirent impuissant. Ses sеіпs se mirent à pousser, sa silhouette athlétique (il était si doué pour le marathon qu'il faillit être sélectionné pour les Jeux olympiques de Londres de 1948) s'en trouva irrémédiablement déformée.
Châtiment inhumain.
Ce traitement était achevé depuis un an lorsque, le lundi de Pentecôte 1954, Alan Tuгіпg croqua une pomme avant de se coucher, comme il en avait l'habitude. Celle-là avait macéré dans du cyanure. Le scientifique venait de mettre fin à ses jours en s'inspirant de Blanche-Neige et les sept nains, le dessin animé de Walt Disney qu'il aimait tant qu'il en psalmodiait souvent les paroles prononcées par la sorcière, dans sa scène favorite : « Plonge la pomme dans le bouillon, Que la mort qui endort s'y infiltre. »
La loi qui a brisé la carrière de Tuгіпg, après avoir envoyé Oscar Wilde en prison, ne fut abrogée en Angleterre qu'en 1967, et pas avant 1980 en Ecosse et en Ulster (en France, l'hоmоsехualité a été dépénalisée en 1981). Dans sa lettre, Gordon Brown exprimait ses regrets pour « les milliers d'hоmоsехuеls qui furent condamnés par cette législation homophobe » et pour « les millions d'autres qui vécurent dans la crainte d'être confondus ». Dans le cas d'Alan Tuгіпg, ce « châtiment inhumain » s'alourdit toutefois d'une injustice supplémentaire.
Le génie était aussi un héros. « Il n'est pas exagéré d'affirmer que, sans sa contribution exceptionnelle, l'histoire de la seconde guerre mondiale aurait pu être très différente, écrit M. Brown. Il est l'un de ces individus dont on peut dire que leur apport unique a fait basсuler la guerre. »
Durant le conflit, Alan Tuгіпg a su casser Enigma, la machine utilisée par les Allemands pour crypter leurs communications. Il a ainsi donné aux Alliés un avantage décisif, notamment dans la bataille de l'Atlantique. Ce rôle est aujourd'hui son plus grand fait de gloire. Mais, tenu secret pendant plus de trente ans, il ne put plaider en sa faveur au moment de ses déboires judiciaires et, sans doute même, contribua à aggraver son cas. Aussi à l'aise dans les théories de pointe que maladroit dans le jeu social, Alan Tuгіпg n'a de toute manière jamais su se défendre.
Ce décalage avec ses semblables est apparu dès l'enfance de ce second fils de fonctionnaires coloniaux, placé dans des familles d'accueil en Angleterre pendant que ses parents demeuraient aux Indes. Son inadaptation aux règles de sa public school était toute proche de l'installer dans une réputation de mauvais élève, voire de le menacer de renvoi, si une première manifestation de son don ne l'avait sorti de ce mauvais pas. A 16 ans, Alan Tuгіпg se montre capable de démontrer par ses seuls moyens l'une des lois les plus ardues de la relativité d'Einstein. En 1929, une passion platonique pour un de ses camarades, surdoué en sciences, cristallise sa vocation. La mort brutale de ce modèle le décide à prendre le relais et place sa vie sous le signe de l'amour des mathématiques théoriques et des garçons