C'est une suite à l'article dédié à la libération des camps de concentration nazis.
Je me suis demandé comment un auteur pouvait transmettre l'ехрéгіепсе vécue des camps de concentration nazis de la Seconde guerre mondiale.
Affirmons tout d'abord que rien n'est indicible et ineffable ; seuls les mystiques, après des états de participation directe à la divinité - divinité dont je ne discuterai pas la réalité objective, là n'est pas mon objet - ont pu se trouver à court de mots qui, à la fois, englobent et précisent.
L'ехрéгіепсе concentrationnaire est transmissible.
Des phrases courtes, rendant le rythme haletant et lancinant d'un univers voué à l'épuisement, à la mise à mort des prisonniers arrachés à l'autre univers, réglé, connu.
Des phrases nominales en cascade pour cerner la substance des espaces et des temps : la carrière, la mine de sel, les coups pendant les appels des détenus, le vent, le froid, la faim.
De rares adjectifs pour rendre des personnalités humaines, croquées rapidement, comme elles ressortent de la longue prolifération d'humanités mises côtes à côtes, Russes, Allemands, Polonais, souteneur de Pigalle, communiste ou social-démocrate allemand emprisonné depuis plus de dix années (les Allemands ayant été les premiers sur lesquels les nazis se firent la main), paysan, ... Cosmopolitisme. Diversité des classes sociales de provenance. Multiplicité des types humains, de l'intellectuel policé (un portrait émouvant de Benjamin Crémieux) au jeune russe, que des normes sociales n'ont pas formé et qui est de la violence pure tournée vers la survie. Multiplicité des statuts : la majorité de "droits communs", les politiques, les article 175 (les hоmоsехuеls), les prisonniers de guerre, ...
Un emploi du point-virgule dans les longues énumérations rendant la presque infinité des circonstances s'enchaînant les unes aux autres, se pressant, se succédant par la grâce de l'arbitraire ubuesque.
Car les camps de concentration ont une logique, celle d'"Ubu Enchaîné" (dont un extrait est placé en exergue par David Rousset). Le grotesque, tragique, est ce qui détermine le cours des choses. On vous tuera presque, dès l'arrivée, et, avant que vous n'enfiliez, dans des Galeries Lafayette approvisionnées par un tailleur fou et ivre, la tenue rayée, un fonctionnaire propret vous aura demandé vos noms, prénoms, qualités, et qui prévenir en cas de décès. A l'entrée du camp de Buchenwald, en fer forgé, une devise : "Jedem das Seine", "A chacun son dû", comme si le camp de concentration national-socialiste était un moyen de la justice rétributive du Dieu biblique !
Il y a des degrés : des places bien au сhаuԁ à l'épluchement des légumes ; des commandos (ce sont les détachements de prisonniers, détachés, plus ou moins lointainement, du camp principal, pour une tâche spécifique) en plein hiver où l'espérance de vie est très faible ; les camps d'extermination où, juifs, on vous aura débarqués sur la rampe du quai, regroupés à coups de schlague, enfermés dans les chambres à gaz et tués. A noter que dans cet ouvrage - terminé en Août 1945 -, un déporté politique pouvait décrire précisément les camps d'extermination, qui ne faisait aucun doute pour lui : les négationnistes viendront plus tard. L'extermination a été une composante des camps, dont les prisonniers avaient une connaissance certaine.
Des phrases comme des coups de schlague. Pas de joliesse du style. De la précision.
Un extrait du chapitre Cinq (page 51 de l'édition Famot, Genève, 1976) :
"Dans les grandes périodes, des dizaines de milliers de gazés par jour. Les dépouilles des cadavres engraissent les Seigneurs d'Auschwitz. D'étonnantes fortunes s'édifient.
Entre ces camps de destruction et les camps "normaux", il n'y a pas de différence de nature, mais seulement de degré. Buchenwald avait son enfer : Dora, la fabrique souterraine des V2 [fusées à longue portée] ; des semaines sans remonter à la surface, coucher onze sur deux paillasses, manger et dormir dans le souterrain à côté des latrines ; tous les soirs, des pendus, et l'obligation d'assister à la pendaison lente et raffinée ; très souvent, le dimanche, appel ; et les "musulmans" [ainsi appelés parce qu'ils se sont sоumіs à la mort], les faibles, mis à part, envoyés en transport de destruction pour les camps de l'Est. A Neuengamme, on pendait dans la cour et, tout un temps, les détenus rassemblés, devaient chanter pendant toute la cérémonie. A Helmstedt, on pendait dans notre dortoir."
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C'est une note de lecture qui constate que l'ехрéгіепсе concentrationnaire a été transmise, est audible, ne relève pas de l'ineffable et qu'elle est écrite, pour celles et ceux qui voudront bien s'en informer.
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Que ceci ne soit pas "gai", je serai le premier à en convenir. Et alors ?
La tendresse des rencontres heureuses en est d'autant plus précieuse !