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"L'univers concentrationnaire" de David Rousset - Littérature & poésie

Sujet de discussion : "L'univers concentrationnaire" de David Rousset
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 16 février 2015 à 15:59
    C'est une suite à l'article dédié à la libération des camps de concentration nazis.

    Je me suis demandé comment un auteur pouvait transmettre l'ехрéгіепсе vécue des camps de concentration nazis de la Seconde guerre mondiale.

    Affirmons tout d'abord que rien n'est indicible et ineffable ; seuls les mystiques, après des états de participation directe à la divinité - divinité dont je ne discuterai pas la réalité objective, là n'est pas mon objet - ont pu se trouver à court de mots qui, à la fois, englobent et précisent.

    L'ехрéгіепсе concentrationnaire est transmissible.

    Des phrases courtes, rendant le rythme haletant et lancinant d'un univers voué à l'épuisement, à la mise à mort des prisonniers arrachés à l'autre univers, réglé, connu.

    Des phrases nominales en cascade pour cerner la substance des espaces et des temps : la carrière, la mine de sel, les coups pendant les appels des détenus, le vent, le froid, la faim.

    De rares adjectifs pour rendre des personnalités humaines, croquées rapidement, comme elles ressortent de la longue prolifération d'humanités mises côtes à côtes, Russes, Allemands, Polonais, souteneur de Pigalle, communiste ou social-démocrate allemand emprisonné depuis plus de dix années (les Allemands ayant été les premiers sur lesquels les nazis se firent la main), paysan, ... Cosmopolitisme. Diversité des classes sociales de provenance. Multiplicité des types humains, de l'intellectuel policé (un portrait émouvant de Benjamin Crémieux) au jeune russe, que des normes sociales n'ont pas formé et qui est de la violence pure tournée vers la survie. Multiplicité des statuts : la majorité de "droits communs", les politiques, les article 175 (les hоmоsехuеls), les prisonniers de guerre, ...

    Un emploi du point-virgule dans les longues énumérations rendant la presque infinité des circonstances s'enchaînant les unes aux autres, se pressant, se succédant par la grâce de l'arbitraire ubuesque.

    Car les camps de concentration ont une logique, celle d'"Ubu Enchaîné" (dont un extrait est placé en exergue par David Rousset). Le grotesque, tragique, est ce qui détermine le cours des choses. On vous tuera presque, dès l'arrivée, et, avant que vous n'enfiliez, dans des Galeries Lafayette approvisionnées par un tailleur fou et ivre, la tenue rayée, un fonctionnaire propret vous aura demandé vos noms, prénoms, qualités, et qui prévenir en cas de décès. A l'entrée du camp de Buchenwald, en fer forgé, une devise : "Jedem das Seine", "A chacun son dû", comme si le camp de concentration national-socialiste était un moyen de la justice rétributive du Dieu biblique !

    Il y a des degrés : des places bien au сhаuԁ à l'épluchement des légumes ; des commandos (ce sont les détachements de prisonniers, détachés, plus ou moins lointainement, du camp principal, pour une tâche spécifique) en plein hiver où l'espérance de vie est très faible ; les camps d'extermination où, juifs, on vous aura débarqués sur la rampe du quai, regroupés à coups de schlague, enfermés dans les chambres à gaz et tués. A noter que dans cet ouvrage - terminé en Août 1945 -, un déporté politique pouvait décrire précisément les camps d'extermination, qui ne faisait aucun doute pour lui : les négationnistes viendront plus tard. L'extermination a été une composante des camps, dont les prisonniers avaient une connaissance certaine.

    Des phrases comme des coups de schlague. Pas de joliesse du style. De la précision.

    Un extrait du chapitre Cinq (page 51 de l'édition Famot, Genève, 1976) :

    "Dans les grandes périodes, des dizaines de milliers de gazés par jour. Les dépouilles des cadavres engraissent les Seigneurs d'Auschwitz. D'étonnantes fortunes s'édifient.

    Entre ces camps de destruction et les camps "normaux", il n'y a pas de différence de nature, mais seulement de degré. Buchenwald avait son enfer : Dora, la fabrique souterraine des V2 [fusées à longue portée] ; des semaines sans remonter à la surface, coucher onze sur deux paillasses, manger et dormir dans le souterrain à côté des latrines ; tous les soirs, des pendus, et l'obligation d'assister à la pendaison lente et raffinée ; très souvent, le dimanche, appel ; et les "musulmans" [ainsi appelés parce qu'ils se sont sоumіs à la mort], les faibles, mis à part, envoyés en transport de destruction pour les camps de l'Est. A Neuengamme, on pendait dans la cour et, tout un temps, les détenus rassemblés, devaient chanter pendant toute la cérémonie. A Helmstedt, on pendait dans notre dortoir."

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    C'est une note de lecture qui constate que l'ехрéгіепсе concentrationnaire a été transmise, est audible, ne relève pas de l'ineffable et qu'elle est écrite, pour celles et ceux qui voudront bien s'en informer.

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    Que ceci ne soit pas "gai", je serai le premier à en convenir. Et alors ?

    La tendresse des rencontres heureuses en est d'autant plus précieuse !
  • tendredu59 Membre expérimenté
    tendredu59
    • 16 février 2015 à 17:36
    Sans remettre en cause le bien fondé de vos observations,
    vous oubliez un détail essentiel qui fait que l'ехрéгіепсе
    concentrationnaire est intransmissible à 90%: ce sont les odeurs et les bruits si spécifiques à chaque camp! Tous les survivants, quand ils évoquent leur internement, font la distinction de leurs différents camps en se souvenant immédiatement de l'odeur et du bruit.
  • greenary2 Membre élite
    greenary2
    • 16 février 2015 à 17:38
    Bonjour Climax,

    Je crois que toutes formes narratives et d'expressions, ciné, littérature, etc; même s'ils se doivent d'entretenir une certaine mémoire, s'engagent en terrain très délicat quand il s'agit de vouloir dépeindre l'univers concentrationnaire.
    Les survivants n'en ayant pas parlé pendant des décennies, même à leurs proches, car eux mêmes ne savaient trouver les mots pour exprimer leur vécu, sachant que de toute façon, on ne les comprendraient pas comme eux le comprennent par ехрéгіепсе...
    C'est presque comparable au mythe de la caverne de Platon mais dans le pire des sens les plus ténébreux, à savoir que les survivants, eux, on vu la vraie "lumière noire" et que nous nous en voyons que les reflets ou résidus ombrés de sa description par les survivants de ces usines de mort....
  • greenary2 Membre élite
    greenary2
    • 16 février 2015 à 17:52
    Sans remettre en cause le bien fondé de vos observations,
    vous oubliez un détail essentiel qui fait que l'ехрéгіепсе
    concentrationnaire est intransmissible à 90%: ce sont les odeurs et les bruits si spécifiques à chaque camp! Tous les survivants, quand ils évoquent leur internement, font la distinction de leurs différents camps en se souvenant immédiatement de l'odeur et du bruit.

    Cela, c'est la partie "physique" de cet enfer (qui n'est pas négligeable) mais tout le reste est incommensurablement muet tellement il y en aurait à dire et que les moyens d'expression manquent d'outils pour y arriver au centuple...
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 16 février 2015 à 18:31
    Mais, Grennary2, le silence des déportés, c'est une légende, dans le sens que, s'il est vrai que bien des déportés ont dû refouler ce qu'ils avaient subi pour continuer à vivre, dès leur libération d'autres ont écrit, ont parlé à leurs proches, ont consigné leurs jours, ont constitué des associations de détenus disant ce qui se passait à Buchenwald ou ailleurs.

    Et ce n'est pas du roman, ici (David Rousset a, par ailleurs, écrit un long roman, pour faire sentir, plus en détail, de son ехрéгіепсе) ; c'est un compte-rendu.

    La valeur du livre de David Rousset réside dans la date de son écriture, très proche des événements rapportés : Août 1945. Et ce militant politique, rompu au journalisme, aux motions de congrès, à la discussion théorique était des mieux armés pour user du langage !


    David Rousset, ancien détenu politique, a dit, précisément, pour ses contemporains, prenant la parole pour ceux qui se taisaient, n'admettant pas que son ехрéгіепсе relève du non-dit, du non-analysé, du non-décrit, l'univers concentrationnaire : sa brutalité, sa finalité, ses personnages, son système de pouvoirs, notamment ceci (p.105) : la délégation du pouvoir à des détenus au sеіп des camps "libère les S.S. de la plupart des contraintes (...) Mais les raisons en sont plus ргоfопԁеs et plus lourdes de conséquences. L'existence d'une aristocratie de détenus, jouissant de pouvoirs et de privilèges, rend impossibles toute unification des mécontentements et la formation d'une opposition homogène."

    La description d'un système de relations humaines éloigne de l'indicible.

    Par ailleurs, Tendredu59, si les odeurs et les perceptions les plus іпtіmеs, à propos des camps, relevant de l'idiosyncrasie sensible de chaque détenu, sont difficilement traduisibles, ce n'est pas tant du fait des circonstances hors normes des camps de concentration, c'est que toute ехрéгіепсе humaine - toute ! - est condamnée à une certaine frustration : l'expression ne coïncide pas avec la sensation, un mot n'égale pas à une odeur perçue, jamais, et c'est en ce sens restreint que tout un chacun restera prisonnier de son monde perceptif et sensible, clos et intransmissible : un mot n'est jamais que l'équivalent langagier d'une perception sensible et de sentiments.

    Pour autant, l'essentiel de l'ехрéгіепсе d'un déporté ne peut-il être transmis ? Les procédés stylistiques de David Rousset, que je relève plus haut, font ressentir un équivalent de ce que lui aura vécu, mais aussi de ce que les autres détenus, dans ce maelström, auront vécu.

    Je tiens beaucoup à affirmer le caractère, et exprimable, et communicable, et transmissible de l'ехрéгіепсе concentrationnaire : le livre de David Rousset par son efficacité me met dans le plus grand désarroi.

    Je me méfie des témoins rescapés, il y en a, qui tirent vers une transcendance échappant au langage les camps, cette ехрéгіепсе humaine : en les mettant hors de l'atteinte par les mots, ils deviennent, contrairement à leurs intentions, les complices de ceux qui ne veulent pas en entendre parler, mais aussi les complices des négateurs de l'histoire humaine, dont tout est formulable, tout.
  • greenary2 Membre élite
    greenary2
    • 16 février 2015 à 19:00
    Dans ce cas on pourrait traiter de complices ceux qui n' ont pas voulu en parler, à savoir beaucoup de survivants!...Ce serait un comble!
    Je veux dire que les mots mettent des frontières à l'horreur alors que cette horreur là n'en a pas.

    Cela me fait penser à Mike Brand ce chanteur des années 70 dont les parents avaient survécu à Auschwitz. Te souviens tu de lui? Il était taciturne, constamment secret pour ne pas dire triste et surtout il était suicidaire (c'est d'ailleurs ainsi qu'il est mort). Lui n'avait pas connu les horreurs concentrationnaires mais ses parents oui. En fait, il s'est avéré que Mike Brand a été élevé par ses parents dans une atmosphères de plomb; ses parents ne parlaient jamais de Auschwitz ni de ce qu'ils avaient vécu. Cette atmosphère non verbale qui régnaient dans le foyer familial a fort contribué à l'état psychologique suicidaire du chanteur. Et beaucoup de ses amis s'accordent à dire que c'est Auschwitz qui a tué Mike Brand! Ceci pour dire que l'absence de mots décrivent peut être plus une horreur indescriptible mais que Mike Brand l'a ressenti en vivant auprès de parents détruits à jamais par les camps de concentration. Je ne dis pas qu'il ne faut pas en parler mais qu'il n'y a pas assez de mots pour décrire cela et qu'on ne comprendra pas ce que ces gens ont réellement ressentis.Mais bien sûr qu'il faut en parler maintenant plus que jamais!
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 16 février 2015 à 19:25
    "Dans ce cas on pourrait traiter de complices ceux qui n' ont pas voulu en parler, à savoir beaucoup de survivants!...Ce serait un comble!
    Je veux dire que les mots mettent des frontières à l'horreur alors que cette horreur là n'en a pas. '

    Nous nous comprenons mal, Greenary2.
    Et je ne vois pas ce qui te permet ces extrapolations à partir de ce que j'ai écrit, mais peu importe.

    Je précise, donc : certains ont refoulé, d'autres ont moins refoulé et ont écrit. Les uns et les autres ne sont en rien complices de leurs geôliers et des assassins.

    Ensuite, considérer que l'essentiel de l'ехрéгіепсе humaine peut être dicible, c'est un pari sur la fonction du langage : sa fonction de traduction du perceptible et du ressenti, outre sa fonction descriptive (connotative). S'il y a limitation du langage, elle est - comme tu le soulignes - de contention de l'horreur, elle limite les atteintes par l'horreur chez celui qui est le destinataire d'un récit. Quant à l'autre limitation du langage, externe, elle est donnée par sa nature : le langage n'est pas la perception, le langage n'est pas le sentiment, il les traduit. Et comme nous n'avons que le langage et ses succédanés narratifs (histoires, romans, pièces de théâtre, films), il nous faut bien nous en contenter !!!

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    Le film "Shoah" de Claude Lanzmann a répudié toute mise en scène des transports de Juifs, mais il a laissé la parole à un survivant de ces Juifs qui enfournaient les corps dans les crématoires. Pourquoi ? Parce que les prétendues reconstitutions - "Holocauste" - favorisent le vоуеuгіsmе, et parce qu'un récit humain, dans le cadre vide d'un camp - Auschwitz-Birkenau - nous tгапsmet l'essentiel de ce qu'il est possible, par le langage humain, la matière première de notre pensée sensible, de transmettre.

    Et, je le répète, la limitation du langage est sa limitation de toujours : un mot n'est pas une odeur, une sensation, un sentiment ! Mais, sans ce mot, une odeur, une sensation, un sentiment, serait-ce une ехрéгіепсе des camps de concentration, ne seront jamais approchés, cernés, donnés à ressentir et à comprendre à un autre être humain.

    Nous faut-il assister, dans une bulle spatio-temporelle, aux horreurs des camps, pour nous en aviser ? Même dans ce cas, nous serions à côté, des spectateurs !

    Alors, il nous faudrait être déportés : oui, mais là, nos ехрéгіепсеs seraient singulières, celles d'unités parmi la foule des déportés !

    N'y aurait-il aucun monde commun, partagé, que le langage puisse saisir ? Bien sûr que si !

    Alors, il reste à admettre, oui, que le langage tгапsmet l'essentiel, en tant que langage humain, et que c'est là notre aliment !!!
  • greenary2 Membre élite
    greenary2
    • 16 février 2015 à 19:31
    Ok Climax, j'avais mal interprété et peut être m'étais je exprimé maladroitement aussi.

    En gros je signifiais que les parents de Mike Brand refusaient de mettre des mots sur leur vécu concentrationnaire pour préserver leur enfant mais que c'est ce silence qui a fait s'infiltrer Auschwitz dans la psychologie du Mike B.
    Ceci illustre que l'absence des mots descriptifs en ont sûrement dit plus sur Auschwitz à Mike B que des récits même précis et réitérés. Ceci montre aussi qu'il vaut peut être mieux en parler que le contraire.
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 16 février 2015 à 19:45
    Il est indéniable que - d'après ce que tu m'en écris -, dans le cas de ce pauvre garçon, Mike Brant, oui, il aurait mieux valu des mots, contenant l'horreur, et lui disant l'ехрéгіепсе de ses parents plutôt qu'un silence de mort, lui tгапsmettant une angoisse (et hop, ça saute une génération), et qu'il se retrouve avec une charge indue, qui n'a pas dû peu compter dans son suicide. Mais ses parents ont fait comme ils ont pu ; et, souvent, les survivants sont porteurs d'une honte, celle d'avoir survécu, alors que les autres sont morts : c'est le plus terrible, de se sentir illégitime dans sa vie, et c'est un sentiment fréquent chez les survivants de persécutions majeures, comme celles des camps d'extermination.
  • sergeclimax69007 Membre suprême
    sergeclimax69007
    • 16 février 2015 à 19:55
    Un mot sur l'auteur : David Rousset, militant socialiste, puis trotskyste, déporté notamment pour cause de propagande internationaliste auprès des soldats de la Wehrmacht, rescapé, rompant avec le trotskysme puisqu'il tenait le régime stalinien de l'URSS pour un capitalisme d’État, fondateur du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire (RDR) avec Jean-Paul Sartre, ardent anticolonialiste, partisan de la politique gaulliste en Algérie, "gaulliste de gauche" (si, ça a existé, des personnes se sont nommées ainsi), député à ce titre, puis en bisbille avec le caractère réactionnaire du gaullisme, cet homme aura animé une commission d'enquête internationale sur les conditions de détention en URSS, en Espagne, en Grèce.

    Ainsi, l'on n'est pas de manière immune déporté politique par les nazis, sans engagements ultérieurs.

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