Au XVIIIe siècle - et à regarder de plus près, plus d'une grosse décennie plus tôt - l'orientalisme se fraie un chemin dans les cours puis les salons d'Europe grâce aux métiers d'art, aux marchands merciers "faiseurs de rien et vепԁеuгs de tout" qui en distribuent les réalisations, et aux artistes trop heureux d'abattre les cloisons de l'imagier traditionnel.
La musique occidentale ne dédaignera pas les sources d'inspiration offertes par un Orient souvent fапtаsmé, décrit avec moins que plus de fiabilité dans les récits publiés par les voyageurs (on recense tout de même quelques témoignages consistants, à la racine de ce que sera l'anthropologie au siècle suivant) ; et dans la correspondance envoyée sur le chemin des expéditions ou depuis les cours orientales, les colonies et comptoirs européens.
Projet de décor pour la première des Mystères d'Isis, par Charles Percier.
Les francs-maçons du siècle des Lumières se nourrissent tout particulièrement d'Orient pour l'étude des symboles ; la Perse, avec l'Empire ottoman, connaît ses premières loges maçonпіԛuеs sous le sultan Ahmet III alors en fin de règne ; quant à l'Egypte, l'Occident n'a pas manqué de s'y précipiter depuis l'ère athénienne. Et l'égyptomanie s'est patinée d'égyptosophie avec les siècles.
Naturellement les artistes maçons - les compositeurs ne sont pas en reste - introduisent un peu de cet Orient dans les fosses d'orchestre et sur scène. Il faut compter avec Rameau ; avec Mozart. Ne sont-ils pas les arbres derrière lesquels on dissimule mal la forêt ?
Le grand Wolfgang ne manque pas de s'inviter en Perse : c'est Mithridate et L'Enlèvement au sérail. C'est Zaïde. Tout le monde connaît La Marche turque. Le compositeur se transporte aussi, et nous à ses côtés, en Egypte avec Thanos. Dans un opéra bouffe inachevé, même la gigantesque oie en bois - on manque de peu la tarte à la crème du cheval de Troie - devait être présentée comme un chef d'oeuvre importé du Caire. Et La Flûte enchantée fût d'abord adaptée en France sous le titre des Mystères d'Isis.
Et si les artistes orientaux recevaient Mozart en retour ? Les Égyptiens sont depuis longtemps coutumiers du fait : dans les années 90, les Européens se sont intéressés au métissage des partitions de Mozart opéré depuis l'Orient. De nouvelles interprétations ; d'autres instruments ; un public impliqué plus directement dans la musique.
Ici, le Français Hugues de Courson aidé par l’Égyptien Nasredine Dali et le Bulgare Teg font dialoguer le deuxième air de Papageno dans la Flûte enchantée avec Le Porteur d'amour, texte du VIIIe siècle écrit par le poète perse de langue arabe Abû Nuwâs.
Costume de Papageno
Si le personnage de Papageno et le poète Abû Nuwâs semblent partager un goût prononcé pour les nourritures terrestres - et plus que le vin : l’enivrement - les textes du Perse demeurent souvent ouvertement hоmоsехuеls (il était le compagnon de table et l'аmапt du calife al-Amin), tandis que l'oiseleur dilettante de Mozart, répondant aux stances bachiques du précédent par des paroles du même métal, invoque son amour frustré pour les femmes.
Bien acérée est l'ouïe de celui qui, dans le premier temps de l'écoule, reconnaîtra l'aria de Papageno. La musique a été réécrite, avec la linéarité limpide propre aux musiques du sud de la Méditerranée, pour violon oriental, oud, qanoûn (les cordes), naï (les vents), tabla et rekk (les percussions). L'orchestre symphonique prend ensuite la relève, toujours sur le texte en arabe. Avec plus d'épaisseur musicale (on change de tradition et d'esthétique), les musiciens en appellent enfin aux désirs de bonne table et de compagnie féminine entonnés par Papageno en langue allemande dans le livret original de Schikaneder pour Mozart.
Oud contemporain
Pari audacieux pour les uns ; gageure confinant au bordel musical pour les autres. Iconoclasme ? Mirage du multiсulturalisme ? Tyrannie de l'ouverture culturelle ? Certains crient à la ргоstіtutіоп. C'est Mozart qu'on assassine ! D'autres applaudissent un essai musical bien conçu et pertinent ; une oeuvre culturelle enrichissante.
Reste à se faire un avis !
Bonne écoute à tous, si vous n'avez pas déjà été épuisés par la lecture du pavé.
lessismore
Membre suprême
15 janvier 2019 à 18:14
Mais merci! Attention il va pleuvoir
acis
Membre élite
15 janvier 2019 à 18:16
Singing in the rain ! Je déteste les parapluies.
pegase49
Légende urbaine
15 janvier 2019 à 20:01
Bonsoir Acis et merci pour ton récit qui m'en apprend plus sur la période "Orientaliste" du XVIII eme siècle.
Passionnant les francs maçons qui étudient et s'inspirent de la symbolique Orientale...
Et je ne verrai plus le personnage de Papageno de la même façon (Si Papagena savait ça... )
Etant un puriste j'ai du mal avec cette revisite orientale des chefs d'oeuvre de Mozart...
Bien que, et là je vais me contredire, je me suis laissé séduire pas l'aria de la reine de la nuit façon mille et une nuits.
jessdu59
Membre pionnier
15 janvier 2019 à 20:47
Merci et bravo pour ce moment d'érudition!
freaks
Membre élite
16 janvier 2019 à 09:54
La franc maçonnerie et la collection de pelotes de laines sont de véritables passions pour moi Merci pour ce sujet.
lessismore
Membre suprême
16 janvier 2019 à 10:28
Menphis mesraïm
acis
Membre élite
16 janvier 2019 à 14:20
En réponse au message de pegase49 :
Passionnant les francs maçons qui étudient et s'inspirent de la symbolique Orientale...
Il y aurait tant à dire sur la question... Mais rien qu'avec Rameau et Mozart, il y a déjà fort à faire ; notamment sur le sens des livrets.
En réponse au message de pegase49 :
Et je ne verrai plus le personnage de Papageno de la même façon (Si Papagena savait ça... )
Etant un puriste j'ai du mal avec cette revisite orientale des chefs d'oeuvre de Mozart...
Heureusement pour Papageno, Papagena se satisfait comme lui parfaitement des efforts à ne pas fournir. Comptons sur elle pour ne pas chercher trop loin.
Je comprends parfaitement que cette interprétation soit déroutante et insatisfaisante pour une oreille habituée à la version originale,d'autant que le parti-pris peut sembler spécieux. Il m'a fallu du temps (et quelques voyages au Maghreb) pour m’imprégner de la musicalité de la langue arabe et comprendre l'esthétique musicale. Ce n'est que bien plus tard que mon attention s'est portée sur les deux albums de Mozart égyptien ; étais déjà sensibilisé à cette tradition artistique.
En réponse au message de pegase49 :
Bien que, et là je vais me contredire, je me suis laissé séduire pas l'aria de la reine de la nuit façon mille et une nuits.
Cette interprétation de Der Hölle Rache est musicalement plus proche de Mozart que la musique sur laquelle on a chanté les vers d'Abû Nawûs. Ici Amira Selim (qui a déjà tenu le rôle de Pamina), s'essaie à la Reine de la nuit, pour laquelle sa tessiture de soprano léger n'est normalement pas faite. Mais, dans le contexte de la musique orientale (et sur la traduction de référence de Mozart opérée en arabe par Aly Sadek), elle prend tout son sens.
acis
Membre élite
16 janvier 2019 à 14:23
En réponse au message de jessdu59 :
Merci et bravo pour ce moment d'érudition!
Merci pour ta lecture attentive, Jess. J'avais espéré ne pas trop "érudir" le propos... Mais l'important demeure qu'il ne soit pas trop déconnecté de la musique et pénible à lire.
acis
Membre élite
16 janvier 2019 à 14:24
En réponse au message de freaks :
La franc maçonnerie et la collection de pelotes de laines sont de véritables passions pour moi Merci pour ce sujet.
Tu devrais, dans cas, entamer une collection de compas et d'équerres.