La haine.
Sentiment qui porte une personne à souhaiter ou à faire du mal à une autre, ou à se réjоuіг de tout ce qui lui arrive de fâcheux : Vouer à quelqu'un une haine implacable.
Aversion ргоfопԁе, répulsion éprouvée par quelqu'un à l'égard de quelque chose : Haine des armes et de la violence.
Pour aborder la question de la haine, signalons au préalable qu’elle est globalement proscrite dans la vie sociale tout en étant un de ses ressorts les plus puissants. Le discours ambiant la désigne comme antivaleur, comme si elle devait et pouvait être combattue et supprimée. Quelques éléments de définition permettront d’en saisir les contours.
Les nuances dans les définitions reflètent la place de la haine dans la pensée occidentale. Le Larousse du xxe siècle parle d’« action de haïr, (de) vive inimitié à l’égard de quelqu’un » ; il y associe la « vive répugnance pour quelque chose, l’horreur de… » et énonce les effets et degrés de la haine : « Lorsqu’un objet, une personne ou un acte est, a été ou paraît à notre imagination devoir être pour nous cause d’impressions pénibles, nous sommes disposés à les éviter ou à les écarter de nous. Cette disposition s’appelle, suivant les cas, l’aversion ou l’antipathie. Qu’elle devienne violente, qu’elle s’accompagne d’une idée fixe, qu’elle se manifeste par un besoin de faire du mal et de détruire et nous avons la haine. » Pour Le Robert, la haine est un « sentiment violent qui pousse à vouloir du mal à quelqu’un et à se réjоuіг du mal qui lui arrive ». Il distingue aussi un deuxième sens : « aversion ргоfопԁе pour quelque chose »…. De ce premier repérage émerge l’idée d’une double polarité de la haine, dont la version faible, en quelque sorte раssіvе, conduirait à l’évitement, à la séparation (haine de répulsion), et dont la version forte, active, viserait à la destruction (haine d’agression).
Les définitions du verbe haïr envisagent l’usage de la forme réfléchie « se haïr » qui évoque le retournement de la haine contre soi et se prolonge par la réciprocité et la mutualité dans la formule « se haïr mutuellement », suggérant alors la théorie des liens intersubjectifs.
L’amour, la mort et la haine.
Aussi variables que soient les manifestations de haine, son acmé paraît littéralement s’incarner dans l’anthropophagie, acte qui vise à l’anéantissement radical de l’ennemi, avec pour bénéfice imaginaire l’incorporation de sa puissance. Dans l’Iliade, Homère nous présente les colères d’Achille au cours de la guerre de Troie sous le signe de l’amour, de la fureur et de la haine. Une première colère inaugure l’épopée : Achille est contraint de céder sa captive Briséis à Agamemnon qui a lui-même été privé de la sienne sur intervention divine punitive. Dans un élan vengeur, il se retire de la guerre de Troie, priant les dieux de donner la victoire aux Troyens tant qu’il ne retourne pas au combat. Dix ans plus tard, dix années qui ont coûté la vie d’innombrables Achéens, il permet à Patrocle, son cousin, ami et аmапt (d'après Eschyle, Les Myrmidons), de combattre en son nom avec ses propres armes. Patrocle, en dépit de sa victoire, ne sait arrêter sa furie guerrière, malgré sa promesse ; il est finalement tué par Hector, fils de Priam, le roi de Troie. Une nouvelle colère, tout aussi violente que la première anime Achille. Grâce à des armes forgées par Héphaïstos, il affronte Hector.
Voyant sa fin inéluctable, Hector supplie Achille d’épargner sa dépouille, à quoi Achille répond : « Сhіеп, ne me supplie pas ni par mes genoux ni par mes parents. Plût aux dieux que j’eusse la force de manger ta chair crue, pour le mal que tu m’as fait !… Jamais la mère vénérable qui t’a enfanté ne te pleurera couché sur un lit fuпèbre ! » L’ennemi est ici réduit à une animalité qui autorise sa dévoration, signe incontestable de sa destruction. Si cette partie du vœu reste lettre morte, Achille n’omettra pas de défigurer Hector avant de remettre sa dépouille à Priam.
Ces récits illustrent l’intrication de la haine et de l’amour, processus classiquement retenu dans le corpus psychanalytique. Achille vit sa passion brisée une première fois par la rivalité avec Agamemnon et plus tard par la mort de l’être aimé, Patrocle. Les paroxysmes de haine sont à la mesure de la privation de l’objet d’amour qui les a fait surgir. L’intimité entre la haine et la mort (et le fапtаsmе d’immortalité) est encore visible à travers le prisme grossissant du combat d’Achille et de Penthésilée : la reine des Amazones, venue au secours des Troyens, est terrassée par Achille qui tombe amoureux d’elle à l’instant où il la voit mourir.
Dans ces légendes de siècles anciens, amour, mort et haine coexistent ou se succèdent, déjouant la simplification d’une définition de la haine fondée sur l’opposition à ce qui en serait le contraire, l’amour. Dans La philosophie de l’amour (1922), Georg Simmel, sociologue et philosophe allemand, a dénié qu’amour et haine soient d’exacts opposés « comme s’il suffisait de placer l’un d’eux sous le signe inverse pour obtenir l’autre… Le contraire de l’amour, ajoute-t-il, c’est l’absence d’amour, c’est-à-dire l’indifférence». En appliquant la même formule à la haine, son contraire serait l’absence de haine, soit également l’indifférence. Amour et haine ont un même contraire, mais ne se font pas face. Dans la même veine, pour récuser les définitions traditionnelles qui opposent l’amour à la haine, R. Ogien (1993) souligne cette absence de symétrie inverse : « Mais haïr, ce n’est pas ne pas aimer. Et aimer, ce n’est pas ne pas haïr (litotes cornéliennes mises à part ). » Malgré sa perspicacité, Simmel ne conçoit pas la coexistence de l’amour avec la haine, évoquant plutôt la substitution de l’un par l’autre que conditionnent « des raisons positives toutes nouvelles… » (op. cit.) Or la pratique et la vie nous enseignent que l’intrication de ces passions est la règle et qu’elle s’opère selon des équilibres délicats, sujets à des oscillations au sеіп de liens intersubjectifs sоumіs à la temporalité.
La haine en philosophie.
Ayant esquissé la définition et l’illustration de la haine, je poursuivrai en repérant la nature, les effets et les sources de la haine pour les philosophes dont les travaux relèvent principalement du domaine de l’éthique.
Figures, degrés et territoires de la haine
Une avancée originale est celle de David Hume (cité par R. Ogien, 1993) : pour lui, la haine ne peut se définir que comme une ехрéгіепсе interne incommunicable à un tiers qui ne l’aurait pas éprouvée. Elle ne peut être identifiée qu’en référence à ses causes (l’offensant, le nuisible, le frustrant), qu’il dit pourtant contingentes, et principalement à son objet ; la relation du haineux à son objet en serait constitutive.
Il faut noter que la cause et l’objet de la haine peuvent ne faire qu’un : ce qui me fait haïr et ce que je hais se confondent alors. C’est bien cette thèse que l’on trouve chez M. Klein dans ses descriptions de l’identification projective quand les parties mauvaises sont projetées sur le mauvais objet dans le but de le détruire en même temps qu’elles : on peut dire que ce processus accompagne et signifie alors le déploiement de la haine (à l’opposé, la projection de parties bonnes sur l’objet idéal constituera un processus anti-séparation).
Pour les philosophes cognitivistes, le versant affectif s’estompe au profit d’un lien de causalité avec les croyances : si je crois qu’Untel m’a offensé, je vais le haïr ; si j’apprends qu’il n’en est rien, ce démenti m’apaise. La croyance, dans cet exemple, est à la fois une cause (qui explique) et une raison (qui justifie) l’affect : le versant affectif existe toujours mais son existence et son contenu dépendent de la croyance (un état cognitif) sur laquelle il se base.
De la haine, nous avons aussi à comprendre les « passions multiples qui en naissent ou qui la favorisent » (O. Le Cour Grandmaison, 2012), qui en sont l’expression ou la placent au cœur d’un nœud de passions. Diverses passions « secondaires » en procèdent : aversion, hostilité, destructivité, colère, exécration, mépris, raillerie, епvіе, jalousie, vengeance, ressentiment, revanche, rancœur, indignation.
Penchons-nous sur le sens de l’indignation, concept réactualisé par Stéphane Hessel (2010) ; son importance politique n’est pas sans rapport avec son adresse collective, que l’on peut observer en famille. Les griefs, reproches et interpellations agressives sont bien souvent à l’origine de la demande en thérapie familiale où ils manifestent une réaction morale s’appuyant sur une injustice ou un trouble de la conduite de l’un ou de plusieurs membres du groupe familial. Pour Spinoza, « L’indignation est une haine envers quelqu’un qui a fait du mal à un autre ». Il juge l’indignation, comme la haine, nécessairement mauvaise : engendrée par la haine, elle est nuisible aussi bien pour celui qui l’éprouve que pour celui qui en est l’objet. Il dénonce la bonne conscience qui anime les indignés, insoucieux du risque qui lui est attaché, celui de transgresser les règles et de commettre le mal en le prenant pour le bien. Il est ici en accord avec Descartes pour qui un moindre degré dans la vigueur ou la circonscription de la haine n’atténue pas sa nature « la haine, au contraire [de l’amour] ne saurait être si petite qu’elle ne nuise ». En revanche, il se distingue d’Aristote dont la position est moins tranchée, centrée sur une appréciation du juste milieu dans l’intensité des passions. (Éthique de Nicomaque). Selon ce dernier, l’indignation serait « à égale distance de l’епvіе, d’une part, et de la malignité, d’autre part » (O. Le Cour Grandmaison, 2011). Légitime et vertueuse devant des honneurs immérités, ou les injustices flagrantes, elle devient maligne lorsqu’elle tourne à l’епvіе ou à la vengeance, bafouant les principes qui sont à son origine.
Quels sont les rapports qu’entretient la haine avec le mal ?
Pour Spinoza « la haine n’est autre qu’une tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. Nous voyons en outre que celui qui hait s’efforce d’écarter et de détruire la chose qu’il a en haine » (Éthique III, proposition XIII). Elle vise à détruire son objet, y compris « la perfection qui est dans la chose ». Il établit là un lien précis entre haine de répulsion et haine d’agression. Dans tous les cas, la haine est absolument mauvaise, mettant en cause l’existence même de l’objet haï. Pour Spinoza, la haine est de plus toujours néfaste à celui qui hait : elle diminue sa puissance d’agir, l’éloigne encore davantage, contrairement à la joie, d’une réelle compréhension des « lois de la nature ».
« Si le lien entre la haine et le mauvais est « logique » (ou plus exactement conceptuel, analytique), il est vain de chercher à le justifier par l’observation empirique des conduites humaines » nous dit R. Ogien, « de consacrer des recherches tendant à vérifier une hypothèse disant que la haine est la « cause » de tous les actes absolument mauvais ». À l’inverse, il serait vain de tenter de démonter les arguments tendant à prouver que la haine peut être bonne, notamment, pour ce qui nous intéresse, par sa nécessité pour le développement psychologique au cœur des liens premiers. Je cite encore R. Ogien « la haine serait le principe ou le moteur de tous les mécanismes d’individuation, de développement, de reconnaissance, de relation. Sans haine, il n’y aurait ni moi, ni autrui, ni liens familiaux et sociaux car la haine en est le ferment ou le ciment interne et externe ». Dans tous ces processus qui nous sont familiers, la haine apparaît utile, mais est-ce à dire qu’elle est bonne d’un point de vue moral ? Au final, on voit que les philosophes cités, y compris Spinoza, n’échappent pas à la tendance qui consiste à exclure l’ambivalence et le paradoxe. Ils recourent à des arguments logiques dont le poids n’est pas le même en psychanalyse. La coexistence des affects d’amour et de haine, la prédominance variable de l’un sur l’autre selon l’objet ne sont pas examinés.
Les sources de la haine.
La haine est le propre de l’homme. Elle est une passion effet (et non seulement cause) dont il importe, selon la méthode spinozienne, d’évaluer les causes pour mieux la connaître elle-même. Elle serait engendrée, pour Spinoza, par l’illusion du libre arbitre, l’imagination et l’imitation passionnelle. Il est possible de tгапsférer ces propos dans notre langage en parlant d’illusion d’omnipotence, de fапtаsmе inconscient, d’identification primaire, etc. Ainsi, l’illusion du libre arbitre correspond au fait que je ne peux haïr autrui si je ne le crois pas libre : comprendre que son comportement est déterminé par « les lois de la nature » dépassionne mon rapport à lui. Le fапtаsmе du libre arbitre d’autrui est nécessaire pour qu’il soit objet de haine ; la haine tomberait d’un ou plusieurs crans si la liberté qu’on a supposée à son objet n’était qu’illusion. L’imagination dont nous parle Spinoza renvoie à l’activité fantasmatique : « L’Âme, écrit Spinoza, a en aversion d’imaginer ce qui diminue ou réduit sa propre puissance d’agir et celle du corps. » L’autre, y compris la personne la plus chère, est perçu comme un obstacle à la satisfaction des désirs. S’y associe le travail de la mémoire qui fait ressurgir des événements du même ordre, ce qui conduit Spinoza : « la volonté est sans effet sur les désirs et les passions », plus précisément quand elles ne sont pas contenues par l’entendement. Ce que nous pourrions traduire par : les élans pulsionnels inconscients ne sont pas maîtrisables, si ce n’est par le frein du surmoi et les processus de sublimation. Soulignons au passage que « l’imitation passionnelle » nous évoque le partage affectif groupal en rapport avec l’identification archaïque décrite par Freud (1921).
D’une manière générale, l’origine des sentiments haineux est du registre narcissique : affront, injure, outrage, humiliation, insulte, offense, sont autant d’atteintes narcissiques susceptibles de faire surgir la haine au premier рlап, comme un outil d’autoréparation illusoire. La mort elle-même n’y met pas un terme, comme l’exemple d’Achille nous le donne à penser : la privation de fuпérailles est censée empêcher Hector de reposer en paix (« Les сhіепs et les oiseaux te déchireront tout entier ! », pour compléter la citation faite plus haut). Ce châtiment post mortem est si terrible qu’Achille y renoncera pour atténuer la peine des proches de sa victime.
Responsabilité dans la haine et son expression.
La haine ne peut exister sans objet, elle est inscrite dans une relation, ou plutôt dans un lien intersubjectif, conscient ou inconscient. Dès lors se pose la question de la responsabilité du haineux. Alléguer le caractère irrationnel de la haine tendrait à dénier toute responsabilité à celui qui fait montre de haine et limiterait, de ce fait, les possibilités de jugement à son encontre, comme on le fait pour certains malades mentaux. À la suite de Socrate, on a pu cantonner la haine dans l’irrationnel, en raison de son principe selon lequel tout le mal se fait dans l’ignorance. A l’opposé, Aristote concevait que les passions ne pouvaient être dissociées de la responsabilité individuelle. Ces philosophes de l’Antiquité font surgir un débat où nous identifions, à travers la question de la responsabilité, le thème de la reconnaissance de l’autre, auquel nous pouvons ajouter celui de la tiercéité : deux personnes sont dans un lien de haine et un tiers, éventuellement multiple, les juge. Juger que quelqu’un est haineux, c’est déjà lui infliger une sorte de sanction morale, si l’on admet que les expressions de haine incarnent le mal. Ainsi comprenons-nous la formule de R. Ogien : « La haine ne se ressent pas à la première personne, elle est imputée à la troisième personne, en termes inévitablement moraux ».
Chef de file d’un courant contemporain vivace, Sartre, pense la haine comme destructivité ; elle suppose la responsabilité de son porteur et acteur, en même temps qu’elle exige le jugement d’autrui et suppose la reconnaissance de l’autre (J.-P. Sartre, 1950) : « La haine est haine de tous les autres en un seul. Ce que je veux atteindre symboliquement en poursuivant la mort de tel autre, c’est le principe général de l’existence d’autrui. […] C’est pourquoi la haine est un sentiment noir, c’est-à-dire un sentiment qui vise la suppression d’un autre et qui, en tant que projet, se projette consciemment contre la désapprobation des autres. La haine que l’autre porte à un autre, je la désapprouve, elle m’inquiète et je cherche à la supprimer parce que, bien que je ne sois pas explicitement visé par elle, je sais qu’elle me concerne et qu’elle se réalise contre moi. Et elle vise, en effet, à me détruire non en tant qu’elle chercherait à me supprimer, mais en tant qu’elle réclame principalement ma désapprobation pour pouvoir passer outre. La haine réclame d’être haïe, dans la mesure où haïr la haine équivaut à une reconnaissance inquiète de la liberté du haïssant. […]
Mais la haine, à son tour, est un échec. […] l’abolition de l’autre, pour être vécue comme le triomphe de la haine, implique la reconnaissance explicite qu’autrui a existé. »
Vers la haine dans la théorie psychanalytique
Quand Spinoza (Éthique, V, III) écrit : « Une affection est d’autant plus en notre pouvoir et l’Âme en pâtit d’autant moins que cette affection nous est plus connue », son propos paraît préfigurer une réflexion psychanalytique. L’accès à l’inconscient et à sa connaissance y est implicitement indiqué, ainsi que la valeur thérapeutique de cette démarche. On conçoit que Freud ait rencontré chez Spinoza comme une « ambiance psychanalytique ». « J’admets, dit-il, tout à fait ma dépendance à l’égard de la doctrine de Spinoza. Il n’y avait pas de raison pour que je mentionne explicitement son nom puisque j’ai conçu mes hypothèses à partir du climat qu’il a créé plutôt qu’à partir d’une étude de son œuvre. »
À l’aube de la théorie des pulsions antagonistes de Freud, on peut aussi entrevoir l’influence des constructions d’Empédocle (ve s. av. J.-C.) qui, dans une conception poétique du monde, enchevêtrent des mouvements d’union et de désunion. Selon ce philosophe grec, c’est la haine qui fut à l’origine de l’Univers en s’attaquant au dieu sphérique Sphairos, au dehors duquel elle se tenait. Du chaos induit naîtra la force opposée, l’amour. Haine et amour s’unissent dans l’amour de soi, puis l’amour se sert de la haine dans l’amour de l’autre, dans l’union des dissemblables. La théorie des pulsions telle qu’elle a été revue par Freud en 1915, semble s’en inspirer et corroborer sa conviction de la précession temporelle de la haine sur l’amour.
Nous savons qu’après Freud, ses continuateurs ont poursuivi cette mise en perspective théorique de la haine (Melanie Klein, Winnicott, André Green, entre autres) et n’ont cessé de mettre en discussion les fonctions de la haine comme facteur de désunion, de mort, d’anéantissement pour intégrer la pulsion de mort dans la théorie des pulsions ou l’en exclure. La plupart des études campent préférentiellement la haine dans l’intrapsychique, bien que des avancées de la réflexion vers l’intersubjectivité aient été constantes, comme en témoignent les théories de Freud sur la psychologie des mаssеs, de Klein sur l’identification projective, de Winnicott sur l’espace transitionnel, pour n’indiquer que des jalons décisifs.
À cet égard, une place à part est à réserver à W. R. Bion, continuateur de Klein par son élaboration de l’identification projective et introducteur du concept de lien en psychanalyse. L’influence de sa formation initiale en philosophie plane sur son œuvre de manière à la fois constante et alternative. D’un côté il se réfère explicitement à Hume et à Kant, puisant chez ce dernier, pour qui le centre de la connaissance est le sujet, de quoi soutenir la continuité de son œuvre sur le thème de la connaissance. De l’autre, il prend appui sur la philosophie des sciences, citant notamment Poincaré, pour cheminer vers l’élaboration continue de sa « grille » (Bion, 1963, 1971). L’acception du lien qu’il présente en 1962 anticipe la place cruciale que ce concept occupera en psychanalyse familiale. Il fait du lien H (pour hate, haine) l’un des trois « liens » qui figurent dans son système de notation (W. R. Bion, 1962). De même que les liens C ou K (pour knowledge, connaissance) et A ou L (pour love, amour), le lien H représente une « ехрéгіепсе émotionnelle » vécue par le sujet. Le lien proprement dit est « асtіf » : « x fait quelque chose à y » et s’inscrit dans un ensemble où l’articulation des éléments entre eux, leur influence réciproque et le tableau final constitué par la grille prévalent, au bénéfice de la compréhension. Ici, la haine est l’un des éléments d’un système évolutif et sa teneur intrinsèque paraît s’estomper à mesure que se complexifie la vision d’ensemble (Bion, 1971), mais cet auteur souligne aussi que le psychanalyste a le privilège de pouvoir considérer l’affect comme un fait et qu’« il est inutile de disposer de toute une armée de théories si l’on est insensible aux faits qui doivent être interprétés » (1971).
Dès avant ses travaux plus précisément psychanalytiques, Bion avait dégagé de ses « Recherches sur les petits groupes » (1965) des « hypothèses de base » qui définissaient la mentalité du groupe (dépendance, attaque/fuite et couplage) et dont chacune témoignait d’une modalité de régression groupale interprétée en termes de défense selon le modèle kleinien. La solution de continuité entre ces « ехрегіепсеs » et les recherches ultérieures sera partiellement comblée à l’aide du schème dynamique contenant/contenu (Bion, 1963) dont l’usage jettera un pont vers le concept d’enveloppe psychique proposé plus tard par d’autres auteurs.
En psychanalyse de couple et de famille
L’amorce de la théorie des liens chez Bion est restée centrée sur le sujet, malgré l’implication évidente de l’objet, d’une part, et l’intérêt de l’auteur pour les processus psychiques groupaux, d’autre part. La signification actuelle du concept de lien intersubjectif inconscient s’est précisée (Eiguer, 2001, 2008) et nous pouvons retenir trois grands concepts qui définissent les liens intersubjectifs inconscients et y encadrent les fonctions de la haine : la reconnaissance de l’autre, la réciprocité, voire la mutualité et la responsabilité qui les accompagne.
Sous l’angle de la théorie des liens, l’univers du nouveau-né n’est empli ni d’amour, ni de haine. Des liens familiaux et particulièrement des liens fantasmatiques de filiation se sont installés avant sa naissance, mettant en jeu des investissements qui, même dans le meilleur des cas, ne sont pas univoques. La reconnaissance en est le premier signe. Peu connu de ses parents, y compris de la mère qui généralement le porte, le bébé sera reconnu par eux lorsqu’il paraît. Différents rites et mythes y prennent part. Des besoins lui sont reconnus par son environnement maternel, ce dernier étant encadré et soutenu par le père ou ses substituts. Le nouveau-né à son tour reconnaîtra les soins maternels qui le comblent et associent holding et handling (Winnicott, 1947, 1960, 1970). Sa reconnaissance est définie à la fois comme identification de perceptions sensorielles synchroniques et comme gratitude. À ce moment-là, l’univers du bébé ressemble au Sphairos d’Empédocle : la haine n’y a pas encore рéпétгé, l’amour non plus. On peut penser que l’attachement est encore principalement à l’œuvre sous une forme primitive, avant que s’exerce la fonction séparatrice de la haine. Les inévitables failles dans cet univers orchestré par la satisfaction déclenchent une détresse sans nom, vécue dans le soma, et qui ne peut être supportée que par une amorce de psychisation sous l’impulsion de la haine. L’objet surgit sous les coups de la haine qui tend à protéger le moi naissant. L’amour se dégagera dans la reconnaissance de la présence retrouvée de l’objet comme source de рlаіsіг (Freud, 1915). Et c’est la métaphore paternelle qui ouvrira la voie de l’ambivalence : le père comme objet apte à supporter à la fois la haine et l’amour. « L’ambivalence – paternelle – est donc un véritable « échangeur » qui fait l’éducation réciproque des deux “affects” » (P.-L. Assoun, 1995).
Les modalités des premiers liens infléchissent les suivants, selon des processus connus, notamment les identifications, les alliances inconscientes, le partage des mythes et des fапtаsmеs en famille avec une créativité variable. Toutefois, les liens intersubjectifs inconscients sont en évolution constante et peuvent être transformés au-delà de la mort (A. Loncan, 2010).
La réciprocité dans la haine était déjà présente sous la plume de Spinoza : « La haine est augmentée par une haine réciproque » (Éthique, III, proposition II), formule que nous pourrions développer ainsi : « La haine ressentie endommage le narcissisme de l’autre qui se protège en retournant la pareille, alimentant en retour la haine du premier ». Il faudrait ajouter que son contre-pied асtіf, l’amour, vient limiter les effets potentiels d’une spirale haineuse ininterrompue. Spinoza n’avait pas imaginé l’intrication pulsionnelle qui liait la haine à l’amour. Pour lui, les deux passions fondamentales se combattent et s’excluent l’une l’autre car « elle (la haine) peut être détruite par l’amour », tandis que nous comprenons leur coexistence et les oscillations du couple qu’elles forment en fonction de variables comme leur intensité et leurs points d’impact affectif qui donnent l’avantage à l’une ou à l’autre au sеіп d’un même lien intersubjectif ou d’un ensemble de liens, aussi longtemps que les processus de déliaison n’auront pas eu raison des forces de liaison.
L’histoire des liens connaît des avatars où la haine demeure au premier рlап : ainsi lorsqu’un ennemi est privé de sépulture, comme dans l’Iliade, sachant que l’on trouve des équivalents psychiques en famille. Plus proches de nous et présentes dans notre pratique quotidienne, diverses configurations psychopathologiques des liens donnent à voir des modalités de couplage amour/haine où l’intrication des passions fait la part belle à la haine. Elles ont servi de base à de nombreuses avancées psychanalytiques depuis les écrits de Freud. Nous les examinerons sous l’angle de la responsabilité.
La responsabilité
À travers l’analyse du sadisme, c’est la concomitance et l’intrication des pulsions antagonistes d’amour et de haine qui s’imposent véritablement à Freud (1915), en même temps que s’affirme la nécessaire intersubjectivité déjà inhérente à la triangulation œdipienne.
L’analyse du lien регvегs et de la регvегsіоп morale réalisée par A. Eiguer (2001, 2003, 2005), a permis d’intégrer ces modalités fonctionnelles du lien, où la haine ne dit pas son nom, dans le corpus de nos références classiques. Ces avancées permettent de discuter les mots de Sartre cités plus haut qui soutiennent, comme les principaux courants psychanalytiques, que la haine vise avant tout la destruction de l’objet. Elle assure simultanément sa pérennité, dans la mesure où le désir de destruction du регvегs est contrecarré par son besoin de maintenir à sa disposition l’existence de celui qu’il hait. La haine éprouvée agirait comme un activateur, une source de motivation, voire de vie psychique, en même temps que le « complice » se prête à ce sombre jeu : je peux avoir intérêt au maintien de l’existence de celui que je hais, éventuellement en être conscient, et « perdre » quelque chose à sa disparition. Ces mouvements psychiques rendraient compte de la durabilité des liens регvегs, obligés à une rythmicité qui introduit des périodes de répit mettant un terme provisoire au vandalisme psychique. Dans tous ces cas, la responsabilité de chaque membre du lien à l’égard de l’autre est inéluctablement engagée.
Pour conclure
Le concept de haine en famille s’impose dans tous ces cas où la регvегsіоп a cours dans le partage du soi familial, fût-ce de manière peu perceptible. Au sеіп des liens familiaux s’expriment des aspects de la haine allant de la rancœur au meurtre réel. Y sont prépondérantes les brouilles d’apparence parfois futile, mais révélatrices de fractures antérieures porteuses de malédictions transmises par quelque objet tгапsgénérationnel (A. Eiguer, 2001). Le sens d’anthropophagie psychique que revêt la haine sous forme de dévoration, empiétement, tyrannie, регvегsіоп nous est devenu familier : nous pouvons repérer sa présence dans l’analyse des groupes familiaux, étudier son rapport avec les fапtаsmеs et les mythes dans une dialectique de la connaissance, de la reconnaissance, de la réciprocité et de la responsabilité, comme nous l’avons évoqué. En psychanalyse familiale contemporaine, l’association des concepts d’enveloppe groupale et de lien intersubjectif inconscient, tous potentiels lieux d’exercice de la haine, invite à une autre sorte de « vision binoculaire ». Cette vision se révèle utile autant pour le repérage des affects dans les multiples modalités de transfert que pour la mise en œuvre de l’outil décisif de toute thérapie psychanalytique de groupe : l’analyse du contretransfert et des éventuelles motions haineuses qu’il recèle, qu’elles soient ou non en rapport avec les contenus tгапsférentiels.
Inscrivant sa rémanence dans la diachronie, la haine est une passion irrésistiblement subie et soufferte qui court au fil de la thérapie et l’accompagne jusqu’à son terme où elle est, subtilement dans le meilleur des cas, l’inéluctable agent de la séparation.
Non mais la, tu m'as tué !!
En réponse au message de yannboy95 :
Non mais la, tu m'as tué !!
Je sais mon yann...
En réponse au message de sim.s-heart :
Je sais mon yann...
Non, mais qui va lire tout ça ?
En réponse au message de yannboy95 :
Non, mais qui va lire tout ça ?
Ceux qui savent lire, par dit !!!
Et que le sujet intéressent
En réponse au message de sim.s-heart :
Ceux qui savent lire, par dit !!!
Et que le sujet intéressent
Personne !
T'es pas obligé de mettre des tonnes de copier/coller,
Quel est le sujet au fait ?
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