MASCULINITÉS EN TRANSITION
Mais l’auteur veut croire qu’un autre homme – d’autres hommes – est possible. Réinventé. Pourtant, lorsqu’il entame sa transition et son traitement hormonal, Kris sait surtout qu’il ne veut absolument plus être un mâle. Il n’était pas pour autant une femme piégée dans un corps de garçon, comme on le dit souvent. Assis dans son appartement bruxellois truffé de plantes vertes, il porte ce jour-là un joli chemisier à pois et ses cheveux bouclés relâchés. « Ce qui me caractérise aujourd’hui, c’est d’être moi. Ce n’est pas la destination qui compte, mais mon voyage. Toute la notion de transition est là-dedans. Je ne suis pas un homme ou une femme, ou entre les deux : je suis tout autour. Je me considère comme tгапs, mais je ne m’offusque pas si on m’appelle monsieur », décrypte Kris, qui ne s’était jamais posé de questions sur son identité de genre jusqu’il y a quelques années. Aujourd’hui, son association, Тгапskids, accompagne les enfants tгапs et leurs parents dans le même chemin. Réinventer sa masculinité, pour Kris, ça a d’abord été l’abandonner.
À quelques rues de là, Julien, 37 ans, directeur dans un secteur où ses collègues féminines peinent encore à accéder aux postes les plus valorisants, tente depuis quelques années de redéfinir ce qu’est être un homme, mais aussi sa relation aux femmes. « J’ai toujours eu l’impression de rechercher la douceur dans mes relations. Je ne pense pas imposer une masculinité ԁоmіпапtе. Et je ne crois pas souffrir d’injonctions ou de pressions. En fait, je n’ai pas l’impression qu’on attend quelque chose de moi en tant qu’homme », estime-t-il. Mais Julien a compris qu’il était au cœur d’une urgence qui dépassait son épanouissement personnel : « J’ai percuté qu’il y avait une problématique sociétale et qu’il fallait que je sorte de ma propre grille de lecture des relations interpersonnelles. J’ai aussi compris qu’il y avait un certain nombre de sujets pour lesquels il était préférable que j’écoute plutôt que je m’exprime. » Aujourd’hui, les conversations qui refont le monde jusqu’aux petites heures avec sa compagne se multiplient. Elle raconte, il écoute, interroge, enthousiasmé par le champ des possibles. « Je crois qu’on vit une période de transition, mais que le vieux monde n’est pas encore au courant. C’est du même ordre que la prise de conscience écologique, et je trouve ça excitant. »
LA PEUR DU VIDE
De son côté, le sociologue français Florian Vörös travaille depuis plusieurs années sur l’étude des masculinités, auxquelles il a d’ailleurs consacré une thèse, « Les usages sociaux de la рогпоgгарhіе en ligne et les constructions de la masculinité ». Durant ses recherches, il a rencontré Louis, un ingénieur en informatique hétéгоsехuеl, révolté quant à lui par les évolutions progressistes qui chamboulent ses certitudes, et dont la colère est retranscrite dans l’épisode d’« Un podcast à soi » : « On ne sait plus comment se positionner les uns par rapport aux autres. La virilité, avant, c’était quelque chose de positif. Aujourd’hui, c’est tout de suite associé à la testostérone, l’agressivité, le viol, frapper sa femme, boire et compagnie. C’est constamment orienté vers quelque chose de négatif. Et moi j’en souffre beaucoup. (…) Ça fait 30 ans que j’existe et 24 ans qu’on me tape sur les соuіllеs. » La frustration de Louis a connu d’autres échos par le passé – et en connaîtra dans le futur. La crise des masculinités est un mouvement récurrent, parce qu’elles sont en perpétuelle évolution. Après tout, à la cour du roi de France, on n’était un homme de pouvoir qu’en perruque et talons. Et malgré qu’ils soient chacun des acteurs différents de ce chamboulement, Kris semble comprendre Louis : « Les nouvelles masculinités s’inscrivent dans un mouvement de prise de conscience de ses privilèges. Quand on construit son identité de genre, c’est par rapport à ses propres polarités. Mais quand on déconstruit cette identité, on perd tous ses repères. »
Alors, se réinventer, mais pour devenir quoi ? Des « hommes égalitaires, hostiles au patriarcat, épris de respect plus que de pouvoir », souhaite Ivan Jablonka dans son livre, avant d’étoffer : « C’est aux hommes de rattraper leur retard sur la marche du monde. À eux de s’interroger sur le masculin, sans souscrire à la mythologie du héros des temps modernes qui mérite une médaille parce qu’il a programmé le lave-linge. » Et tous ont leur définition de ce que ces hommes d’un genre nouveau pourraient incarner. À 24 ans, Léo veut que les hommes soient des oreilles tendues vers les autres.
À 37, Julien les voit comme des compagnons, « des personnes bienveillantes, dans le soutien, qui savent quand s’effacer ».
À 52 printemps, Kris rêve qu’ils soient simplement fiers de ce qu’ils sont, « sans rapport avec ce qui a été avant ». Surtout, « l’homme de demain, c’est celui qui permettra au sехisme de ne plus exister », estime-t-il. Bref, un homme juste.
LES СОUӏLLЕS SUR LA TABLE
« On ne naît pas homme, on le devient », annonce tout de go le podcast le plus populaire de Binge Audio. Il faut dire qu’avec « Les соuіllеs sur la table », Victoire Tuaillon n’en est pas à un détournement d’expression près. Un jeudi sur deux depuis près de 50 épisodes, la journaliste tend son micro à un invité pour décortiquer les masculinités contemporaines. Et de la toxicité des « boy’s clubs » à l’urbanisme viril de nos villes, en passant par la délicate question « Qui sont les violeurs ? », Victoire et ses experts tapent juste et fort. Cinquante heures de cours particuliers sur les masculinités, rejointes par un livre inspiré du podcast et publié en octobre. Avec « Mansplaining », produit par Slate, et « Un podcast à soi » par Arte Radio, « Les соuіllеs sur la table » prouve que les podcasts sont un format précieux et élastique pour aborder les questions de genre — avant d’enlever ses écouteurs et propager la bonne parole autour de soi.
Qu'en pensez vous ???