Certains hommes politiques - ou contributeurs à ce débat - dissimulent mal, derrière cette défense des "crèches religieuses municipales" (le seul fait d'écrire ce quasi-oxymore juridique m'esquinte les sommités dermiques des phalanges), une islamophobie latente qui ronge son frein. Et voilà qu'on nous ressert, tièdement réchauffé par un mauvais feu de tout bois, les prières de rues, et les repas hallal !
Notre société a sa culture ; la religion en fait partie, comme cela a été dit, à juste titre. Mais certains symboles religieux, au fil du temps, ont été dépouillés de leur connotation. Ainsi, le bon vieux Nordmann trônant mollement dans nos salons au moment des fêtes fait-il référence au culte que l'on rendait jadis à moi-même, en signe de régénération vitale. Mais il n'est plus tronçonné que pour permettre à nos familles d'exprimer leur dévotion fervente à Saint-Kitsch, grand démiurge des goûts artistiques contemporains. De même, le vieux bonhomme Coca-Colalcoolisé a perdu sa crosse épiscopale : il n'est plus qu'un avatar lointain du métropolitain pseudo-nicéen des origines.
Les origines culturelles d'un peuple sont très importantes. Il faut les protéger. Mais "origines culturelles" n'est pas un principe de droit positif. Voilà qui est heureux ! Derrière cette notion - à laquelle on accole volontiers l'épithète "chrétiennes" - on entend mener, avec force prosélytisme, sa guerre de religion, ou freiner une évolution que l'on récuse par réaction idéologique. Les origines de notre civilisation, en matière religieuse, sont multiculturelles. D'autres religions germaпіԛuеs bénéficient d'une antériorité, avant même que la France ait eu un sens quelconque. Par ailleurs, une culture évolue et se nourrit. Chez nous, elle a été enrichie par l'arrivée de nouvelles religions, à mesure que se soldaient les conflits inévitables qui ont éclaté. Parler, en général, des origines strictement chrétiennes de la France est réducteur et faux. La France, telle que nous la connaissons actuellement, s'est forgée à l'aune de la confrontation, puis de la coexistence de plusieurs cultures religieuses.
Dans ces conditions, une attitude prévaut, dans la sphère des pouvoirs publics. Cette attitude est prudente. Elle est juste, aussi. Le corolaire d'une liberté individuelle des cultes bien ordonnée est le principe de neutralité stricte des services publics. La loi de séparation de l’Église et de l’État est un principe fondamental reconnu par les lois de la République. A ce titre, il a valeur constitutionnelle. Il s'impose aux lois. Par voie de conséquence, ou en absence de lois spécifiques, il s'impose aux différents agents et aux services de l’État, ou œuvrant au nom de celui-ci. L'interdiction de la crèche chrétienne n'est ni un abus de laïcité, ni de la dictature républicaine. C'est l'expression de la laïcité elle-même, dans son plus simple appareil, avec l'idée d'un traitement égal des différents cultes pratiqués par les citoyens français, et par les résidents sur le territoire national.
Si les municipalités des communes dans lesquelles réside une majorité musulmane accrochaient des versets coraпіԛuеs, avec moult dorures et couleur verte, dans les salles publiques au moment du ramadan, elles seraient attaquées par les défenseurs des crèches, alors que la culture majoritaire des administrés n'est pas chrétienne. Mais ces autorités municipales ne feraient qu'appliquer une logique identique à celle qui autoriserait l'installation de Marie, Joseph, Jésus, les mages et toute la ménagerie.
On ne peut reprendre cette notion de "culture" - et brandir l'argument discutable de l'antériorité de l'une sur les autres - pour justifier les entorses au principe de laïcité. Si les municipalités souhaitent, au moment des fêtes, installer des crèches, elles peuvent le faire, mais dans pure tradition provençale : les crèches y ont été dépouillées des symboles religieux, au profit d'une culture laïque et artisanale locale. Les élus défenseurs des crèches religieuses se cachent derrière leur écharpe tricolore ; sous couvert d'avoir la tête trop près d'un bonnet phrygien libérateur de la culture française, ils donnent chair au spectre de la religion d’État. Ce n'est pas acceptable. Ce n'est pas non plus conforme à notre conception actuelle de la République.