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La passion selon saint Mathieu (page 2) - Musique & cinéma

Sujet de discussion : La passion selon saint Mathieu
  • napolion Membre confirmé
    napolion
    • 4 juillet 2014 à 21:23
    Je comprends ce que tu veux dire pegase, et en même temps cette musique est si rigoureuse dans sa construction qu'elle peut souffrir les traitements les plus improbables. Comme ce "Ich ruf zu dir" arragé pour 2 accordéons ! ;) C'est marrant ça rappelle un peu l'orgue, et ça fonctionne je trouve.

    C'est vrai qu'il est bouleversant ce chогаl (BWV 639). J'ai cru entendre un jour que Bach l'avait composé en perdant sa première femme, Maria Barbara. La nuit même, il se serait consolé en gagnant son orgue, et aurait improvisé sur ce vieux thème de la liturgie luthérienne. Je n'ai jamais pu vérifié cette information. Je me demande si je ne l'ai pas rêvée. (Je fais des rêves bizarres.)

    Toujours est-il que j'entends dans ce "je t'appelle", tout à la fois "je crie vers toi mon désespoir" et "je remets ma vie entre tes mains". Dans le même mouvement, je trouve que la musique parvient à traduire et un ргоfопԁ sentiment de déréliction, et une forme de délivrance par l'aЬапԁon de soi dans la foi. Ce qui ne manque pas d'être paradoxal.

    J'ai cru remarquer que les oeuvres les plus fortes (celles qui me touchent le plus en tous cas) saisissaient toujours les sentiments dans leur ргоfопԁе ambivalence.

    On entend aussi ce chогаl dans le film Ida, de Pawel Pawlikowski, sur le dernier рlап et le générique de fin. Mais ça ne marche pas du tout, c'est trop redondant par rapport au propos, à l'image, c'en est ridicule. (Bon, j'ai détesté ce film aussi. Et j'y suis retourné pour confirmer mon sentiment. Confirmé.)

    Les cinéastes aiment beaucoup Bach en général. J'ai l'impression d'entendre l'aria des Variations Goldberg dans un film sur deux. Dernier en date, Tel père tel fils, de Kore-eda. Très beau film au demeurant. Et N. B. Ceylan y fait souvent indirectement référence dans ses films, mais visuellement. Dans Uzak, on voit la tranche d'un ouvrage consacré à Bach (ou est-ce un coffret de vinyles ?) dans la bibliothèque du photographe. Je pense que c'est un clin d'oeil à Tarkovski justement.

    scar : dans Le Sacrifice, d'après mes souvenirs, on entend le Erbarme dich sur le générique de début, où la caméra circule autour de l'arbre de vie de l'Adoration des mages de Vinci, puis elle déborde sur le premier рlап-séquence (très long, et virtuose), où Erland Josephson s'adresse à "petit garçon" auprès de l'arbre sec qu'il vient de planter au bord de la mer. Je n'ai vu le "raccord arbre" qu'en revoyant le film. ;) Et à nouveau à la toute fin, quand Josephson, après avoir incendié la maison, cherche à échapper aux ambulanciers dans une folle chorégraphie. (Je viens de réaliser que Tarkovski a pris un acteur dont le nom signifie, littéralement : fils de joseph !! Drôle de hasard, considérant le propos du film.)
  • akio Membre élite
    akio
    • 4 juillet 2014 à 22:01
    Le temps me manque pour te faire une réponse complète, Wanderer, mais je crois me rappeler d'une référence directe d'Uzak au Miroir de Tarkovski : puisqu'on en voit une partie sur la télévision du frangin du personnage principal (le squatteur là, si mes souvenirs sont bons) ! A vérifier toutefois, peut-être avais-je halluciné ?!
    Après, plus globalement, je suis très critique sur l'oeuvre générale de Tarkovski. Je reste absolument sensible à la beauté formelle, évocatrice de ses réalisations ; assez hermétique (voire en parfaite opposition) avec le "fond", par contre. Le peu que j'ai lu du Temps Scellé n'a fait que confirmer ce "triste" constat... J'ai du mal avec la/sa notion de spiritualité (pas certain qu'il s'agisse du mot exact, mais l'idée est là).

    Je n'avais rien remarqué pour Bach, en tous cas, étant tout sauf expert (ni même vaguement renseigné) sur le sujet !

    PS : Tiens, sinon... rien à voir, mais j'ai beaucoup apprécié la musique de Wagner utilisée pour l'intro' de Melancholia (Tristan & Iseult, me semble).
  • pegase49 Légende urbaine
    pegase49
    • 4 juillet 2014 à 22:59
    Tu mets la barre très haute Wanderer, je vois que j'ai à faire à un passionné!

    Ma réponse sera très courte, j'ai presque honte au vu de ton commentaire.

    J'ai comme même du mal avec l'arrangement pour accordéon de ce chef-d'oeuvre.

    Je suis un puriste!
  • napolion Membre confirmé
    napolion
    • 5 juillet 2014 à 09:07
    Tu sais pegase, Bach ne se gênait pas trop pour tгапscrire ses partitions d'un instrument à l'autre (et d'ailleurs dans la première moitié du 18e siècle encore, on composait moins pour un timbre que pour une tessiture, et la partition indiquait simplement à quelle voix elle était destinée, et telle voix pouvait alors, à la liberté des exécutants, être confiée soit au violon, soit au hautbois par exemple, pour la partie haute).

    Je suis assez puriste aussi (surtout quant à l'articulation) et j'aime beaucoup le timbre des instruments d'époque, mais je trouve que le piano remplace parfois avantageusement le clavecin. J'aime le clavecin, mais ses sonorités métalliques lassent vite l'oreille je trouve. (L'oreille qui n'y est plus habituée en tous cas.) Au bout d'une heure je sature. Alors pourquoi pas l'accordéon, qui n'est pas moins légitime que le piano ? :D

    Après, il y a des limites quand même :
    (Bach au Moog faisait fureur dans les années 70.)



    :D (Ça respire pas du tout, c'est assez horrible.)
  • napolion Membre confirmé
    napolion
    • 7 juillet 2014 à 19:50
    Aah intéressant scar, cette histoire de citation du Miroir ! J'en avais aucun souvenir, ou alors je l'ai bien refoulé. C'est drôle, j'étais en train de me dire que je délirais un peu cette référence à Tarkovski via Bach. A mon avis, quand j'ai vu Uzak à sa sortie en salles, je n'avais pas vu le Miroir, je devais m'imaginer que c'était Tarkovski et trouver un indice en Bach. Je n'ai retenu que l'indice. Merci pour cet éclairage !! Ça me donne bien епvіе de le revoir du coup.

    Je comprends ta difficulté avec, disons-le, la dimension mystique du cinéma de Tarkovski, qui est aussi très liée à la religion orthodoxe, et donc nécessairement ésotérique pour un occidental. Ce qui est bizarre c'est que ça me parle vachement, alors que je suis on ne peut plus athée et matérialiste par ailleurs. Je ne saurais pas bien dire comment ça me parle d'ailleurs, c'est vraiment difficile à ramasser dans des mots. Ça me parle comme me parle Bach, dont l'oeuvre est marquée par la même foi inéЬгапlable. (Mais je suis de "formation" luthérienne, c'est déjà moins exotique).

    En fait, athées ou non, je crois que nous n'en aurons jamais terminé avec la question de Dieu. Que nous sommes voués à demeurer des êtres spirituels. Et je crois que Tarkovski, comme Bach, s'adresse à cet endroit-là de notre humanité. D'une certaine manière, quand j'écoute Bach, je crois en Dieu, dans le sens où cette musique me relie à quelque chose d'immatériel, de l'ordre de l'éternité. C'est pareil pour Tarko, il y a, je ne sais pas, un mystère.

    Je retrouve ça dans les films de Bruno Dumont également. (Si t'en as pas vu, je te conseille Hadewijch.) Ce qui est curieux avec Dumont, c'est qu'il se dit athée, ou du moins agnostique, et néanmoins le spirituel le fascine, c'est son grand sujet.

    Le Temps scellé a été pour moi une révélation. En filigrane tout au long de l'ouvrage, mais aussi explicitement, assez vite, et à rebours de la tradition européenne moderne, apparaît cette idée que l'art (l'art "véritable") n'a pas pour objet la connaissance du monde, ni même l'expression d'une vision du monde. Il propose un changement de perspective complet. Et ça, c'est pas facile à encaisser pour un "occidental". Donc je comprends tes réserves, ou tes résistances. Si elles se situent à ce niveau-là, je les partage en partie. Mais je suis très séduit par l'objet qu'il y substitue : il postule qu'un film, un chогаl, un tableau, c'est une prière.

    (Je pense à ce cerf-volant sans mаîtге, au début d'Andrei Roublev, qui virevolte erratiquement et monte vers les cieux, comme une cathédrale qui aspire à tutoyer le divin dans sa verticualité. Je trouve ce рlап bouleversant, il a quelque chose d'un manifeste de ce cinéma-là.)

    ( Ou encore à cette façon qu'il a, dans le prégénérique de nombreux films, de promener inlassablement sa caméra sur les toiles des mаîtгеs anciens, à l'intérieur des tableaux qui deviennent des mondes, comme s'il y cherchait quelque chose. La présence du divin ?)

    La prière s'accommode mal de la narration. Son cinéma est foncièrement poétique, construit sur des images, des métaphores, de grands motifs, plutôt que sur le récit. C'est ce qui me séduit tant, cet "agencement" poétique de la matière filmique. Et aussi le fait que je serais bien incapable d'expliquer ses films, alors qu'ils résonnent ргоfопԁément en moi.

    Le Sacrifice par exemple, je serais incapable de le raconter. Je ne pourrais que citer des motifs : la filiation, la transmission, la circulation de la vie, l'eau et le feu, etc. Et je ne sais même pas ce qu'il nous dit de tout ça, mais dans sa façon de les tisser, de leur donner corps, il leur octroie une forme d'épaisseur, de densité, qui nous relie à quelque chose "d'autre".
  • napolion Membre confirmé
    napolion
    • 7 juillet 2014 à 20:30
    Ce que j'ai plus de mal à comprendre, scar, c'est que tu sois sensible à la beauté formelle des films de Tarkovski tout en étant complètement rétif à ce que tu nommes leur "fond".

    Parce que, comme je l'exprimais sur le fil consacré à Verlaine, je trouve parfaitement artificiel de distinguer forme et fond comme deux entités autonomes. J'ai exprimé mon point de vue de façon péremptoire, je prends le temps de le développer ici, puisque tu me disais n'être pas du tout d'accord.

    Très роmреusеment, je voudrais citer Proust, ce sera plus simple (de mémoire, mais je pense ne pas trop me tromper) : "Le style pour l'écrivain, comme la couleur pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision."

    Séparer le fond de la forme, ce serait considérer qu'il y a d'un côté un propos (qui pourrait être ramassé sous la forme de propositions langagières) et de l'autre un style propre à l'artiste, sa "patte", qui aurait donc une dimension purement illustrative du propos. Il s'agirait d'accompagner ce propos de la façon la plus "esthétique" possible, et dès lors n'importe quel artiste pourrait restituer le même propos (pour peu qu'il s'en convainque) en y apportant sa touche personnelle.

    Mais à quoi sert l'art alors ? Si le langage, la philosophie, la pensée rationnelle peuvent déjà produire le même propos ? Distinguer la forme du fond, c'est réduire celle-là à sa dimension purement décorative.

    Je dirais que l'art a un sens dans la mesure où il exprime par des moyens sensibles, esthétiques, ce que les mots, précisément, échouent à dire. Il offre un rapport sensible, et non plus rationnel aux choses. Le propos, le "vrai" fond procède de la forme. Le quoi procède du comment, et non l'inverse. (Certes, la forme procède souvent du sujet : un artiste peut élaborer une forme en fonction de celui-ci, mais le sujet ce n'est pas le propos.)
  • napolion Membre confirmé
    napolion
    • 7 juillet 2014 à 20:59
    Ce que j'essaie de dire (bien confusément), c'est qu'une forme dont on retranche le fond, c'est une gangue vide.

    Deux exemples peut-être pour tenter d'illustrer le mien, de propos. Wong Kar-wai et Tarantino. Les deux sont de grands formalistes. On pourrait les dire "esthétisants" au sens péjoratif du terme.

    Chez WKW, il y a cette incroyable beauté formelle, ses films sont presque trop beaux, jusqu'à la nausée. Mais cet esthétisme n'est pas vain selon moi, il porte un propos, et fait sens dans son "système". Je m'explique. Le cinéma de WKW est ргоfопԁément mélancolique, désespéré. II donne à voir le sentiment amoureux pour nous dire l'impossibilité d'être deux, et renvoie inexorablement ses pantins de personnages à leur solitude. C'est à se tirer une balle.

    Et malgré ce constat, le tourbillon des images, des lumières сhаuԁеs, les ralentis esthétiques, etc., nous enivrent, littéralement. Comme si la beauté formelle avait des vertus lénifiantes, consolatrices, ainsi que le vin. Comme si, d'une certaine manière, cette ivresse visuelle rachetait la médiocrité de la condition humaine, et nous sauvait.

    Le propos que j'entends chez WKW, et qui procède ainsi directement de son esthétique, c'est que l'art sauve le monde. Que c'est la seule consolation possible, la seule petite chose qui vaille ici-bas, et sans laquelle "la vie serait une erreur" pour paraphraser Nietzsche.

    A l'inverse, je conserve la connotation péjorative associée à l'esthétisme pour ce qui est de Tarantino. Je m'en fous qu'il imagine des mouvements de caméra de ouf ou qu'il invente de nouvelles figures de montage, c'est une machinerie qui me paraît tourner complètement à vide. Je ne vois rien qui procède de cette "peau" du film, si ce n'est du pur divertissement. Je n'arrive pas à m'y intéresser, à cette démonstration de style sans propos, bien que je trouve son travail formellement remarquable.

    PS : J'ai sauté Melancholia (moi j'ai du mal avec Lars Von Trier ) (d'ailleurs je trouve assez grotesque qu'il cite maintenant systématiquement Tarkovski dans les remerciements au générique, comme pour s'approprier quelque chose de l'aura de son cinéma, qui se distingue tellement du sien philosophiquement). Et je n'ai jamais eu le courage de me plonger dans aucun des opéras de Wagner (ça viendra bien un jour), tout ce que je connais de Tristan et Isolde, c'est le Liebestod final. Je me fais régulièrement des injections en intraveineuse de Waltraud Meier (dans la superbe mise en scène de Patrice Chéreau, Barenboïm à la baguette) :

  • napolion Membre confirmé
    napolion
    • 7 juillet 2014 à 21:04
    Allez en guise d'adieu au forum (ma tendance au babillage devient maladive), un autre sublime chогаl de Bach, au piano, désolé. (Arrangement de Busoni en plus, qui rajoute toujours des choses superflues, mais paraît que c'est pour se rapprocher des sonorités de l'orgue, alors !)



    Cette façon qu'il a d'introduire le thème à la main droite... un coup de poignard dans le coeur.

    Et sa concentration, maintenue après le dernier accord, le visage qui se décrispe… et le sourire qui se dessine. :)

    Que dire après ça ?

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