Les jeux vidéo : créateurs ou destructeurs d’identité et de lien social ?
Dans un article « Mondes virtuels et créativité, des jeux vidéo comme espace de création », Benoît Virole, docteur en psychologie et en sciences du langage, liste les "effets de distorsion" qui peuvent engendrer une perception négative des jeux vidéo chez l’adulte :
la position professionnelle,
l’effet de génération,
la peur de l’inconnu et la résistance à la nouveauté,
l’ambivalence vis-à-vis de la jeunesse.
Il propose un biais pour contourner ces effets de distorsion : considérons un moment les jeux vidéo non plus comme des produits dont l’aspect commercial nuit à leurs qualités éducatives et culturelles - ce qui est souvent vrai, mais on peut aussi le dire de la TV, de la musique, du cinéma -, mais comme « des outils de civilisation intégrant les formes contemporaines émergentes de la transmission du savoir ».
Les jeux éducatifs possèdent d’évidentes qualités pédagogiques.
Mais le propos de Benoît Virole et d’autres chercheurs qui analysent les usages autour des jeux vidéo va plus loin : ces derniers, loin de n’être qu’un nouveau divertissement qui séduit les jeunes grâce à un marketing réussi, ont du succès auprès d’eux car ils proposent une nouvelle forme de pensée, d’apprentissage et de transmission des connaissances. En tant que tels, ils interrogent les modes "scolaires" d’apprentissage et peuvent aider à les renouveler (sans les remplacer, bien sûr, mais en les complétant et en les enrichissant).
Une nouvelle façon d’apprendre
Progresser dans un jeu vidéo, c’est réussir à faire face, seul ou à plusieurs, à des situations inconnues, s’adapter aux normes d’un nouvel univers, tester des solutions avec un droit à l’erreur, emmagasiner une ехрéгіепсе tournée vers l’action.
Les règles du jeu sont le plus souvent révélés au joueur au fur et à mesure des événements qu’il rencontre. Contrairement aux apprentissages traditionnels, il ne s’agit plus, face à l’épreuve, de rassembler ses connaissances, d’analyser la situation et de décider d’une action aux effets irréversibles, mais plutôt, à travers le personnage d’un autre soi-même numérique dont on a parfois choisi les caractéristiques, d’expérimenter la solution que l’on estime la meilleure, d’en mesurer les conséquences virtuelles, de la mettre en oeuvre et de poursuivre pas-à-pas son aventure, quitte, en cas d’échec, à effacer le passé et revenir en arrière.
Où se trouve alors le joueur ? Dans l’imaginaire ? Dans une sorte de réalité, la capacité de simuler le réel étant de plus en plus troublante au fur et à mesure que les ordinateurs montent en puissance ?
À mi-chemin entre les deux, selon Benoît Virolle : « C’est une autre dimension qui ne peut pas être saisie par les catégories de l’imaginaire et du réel. Elle est ailleurs et si on veut la situer dans le spectre des concepts, il faudrait plutôt la situer entre l’intentionnalité d’action et la créativité. […] Les jeux vidéo sollicitent une forme singulière de pensée où la perception, la mémoire, le jugement, le raisonnement sont fondamentalement dirigés vers l’acte. Or, fait remarquable, les prémisses cognitifs de l’action ne sont pas les mêmes que celles qui président à l’acquisition de connaissances académiques. Elles ne déroulent pas dans le même univers. Abstraction, manipulation de concepts, сumul des connaissances sont des qualités académiques, valorisées par l’école, auxquelles s’opposent la rapidité de décision, l’évaluation des facteurs concurrentiels dans un environnement mouvant, l’ехрéгіепсе acquise par essais et erreurs, l’intuition, la maîtrise des risques, toutes qualités développées parfaitement par les jeux vidéo mais qui sont souvent méconnues par l’école. »
Dans le jeu vidéo, le joueur est créateur et est transformé
En cheminant sur les chemins connus ou inconnus du jeu vidéo, le joueur s’іпіtіе au monde et se découvre en situation difficile ou tout au moins nouvelle : il doit agir et une machine lui renvoit un "feedback" sur ses actions.
L’adolescent, auquel la société reconnaît moins d’espaces de création qu’à l’enfant ou au jeune adulte, se crée ainsi un espace culturel propre, bien distinct de ceux des adultes. « Ce constat n’est pas inquiétant, ajoute Benoît Virole. Il est lié au processus même de l’adolescence qui est à la fois une transition entre deux âges et la création d’un nouvel ordre culturel (modes, nouvelles façons de parler, nouvelles valeurs…). »
Il est difficile de cerner et de mesurer précisément le fruit de cette création, d’autant que l’ехрéгіепсе vécue dans le jeu vidéo et les multiples processus mentaux qu’il sollicite s’évanouissent en grande partie après le retour dans la réalité.
Mais « Ce n’est pas simplement le gain en estime de soi que l’on peut ressentir à sortir vainqueur d’une épreuve. C’est plus ргоfопԁ que cela. Le jeu vidéo engage une anticipation de la réalisation de soi par l’action. »
Cette participation à la création de l’identité du joueur justifie l’utilisation de jeux vidéo dans des ateliers de médiation thérapeutique avec des enfants et des adolescents en difficultés psychologiques graves.
Des jeux qui mettent en relation
Benoît Virolle démonte l’argument selon lequel les jeux vidéo isolent les joueurs dans une pratique solitaire, déconnectée de la vie réelle. Il existe bien sûr des exceptions que les médias montent en épingle. Mais, du fait de cette participation à la création d’une identité et d’une culture commune aux joueurs (les enfants et adolescents communiquent entre eux au sujet des jeux, se les échangent, s’invitent à jouer, jouent parfois en réseau), on peut aussi les considérer comme un vecteur de socialisation.