La Source cachée des paroles de Jésus
C’est en 1863 que l’exégète allemand Heinrich Julius Holtzmann a suspecté l’existence d’une source très ancienne de paroles de Jésus, qui fut dénommée « Source Ԛ » (de l’allemand Quelle, source). Son hypothèse émanait d’une observation : le nombre important de versets communs aux évangiles de Matthieu et de Luc, mais absents de Marc et Jean. Ces versets consistent en des paroles de Jésus, qui s’étendent de la prédication du Baptiseur (Lc 3) au seuil de la Passion (Lc 22). Ils composent l’essentiel du Sermon sur la montagne (Mt 5-7) ou de son équivalent lucanien, le Sermon dans la plaine (Lc 6, 20-49). Un seul récit de miracle y figure, la guérison du serviteur du centurion de Capharnaüm (Mt 8, 5-13 ; Lc 7, 1-10) ; aucune trace n’est identifiable dans le récit de la Passion.
Longtemps, l’hypothèse de cette source cachée est restée dans les cartons des chercheurs. Une hésitation demeurait, car aucun document n’appuie son existence. L’explication était que Matthieu et Luc, chacun de son côté, avaient puisé dans cette collection de paroles et que, intégrée dans leurs évangiles, elle était devenue superflue et avait disparu. Mais qu’un tout premier « évangile » n’ait rassemblé que des paroles sans raconter la mort de Jésus – l’inverse de Paul ! – semblait invraisemblable. La découverte en 1945 à Nag Hammadi (Haute Egypte) de l’Evangile de Thomas, en copte, a dissipé ce doute : cet évangile apocryphe ne comporte, en effet, que des sentences de Jésus. À partir des années 1970, l’intérêt pour les origines chrétiennes a enflammé l’intérêt pour la Source. N’est-ce pas le plus ancien document chrétien, puisqu’on date sa première collection de paroles des années 40 ? Les enseignements collectés dans la Source traitent de trois thèmes : la mission à Israël, l’obéissance nécessaire à la Loi et la nécessité de tout abandonner pour suivre Jésus. L’imminente proximité de la venue du Royaume, et du Jugement présidé par le Fils de l’homme, confère à ces exhortations un caractère d’urgence.
Gerd Theissen et Christopher Tuckett ont montré que se reflétait ici la situation de petites communautés chrétiennes de Syro-palestine des années 40-50, animées par des missionnaires itinérants qui les exhortaient à se conformer à ce qu’avait vécu le groupe des premiers disciples. Ces missionnaires, plus intéressés au style de vie qu’à la biographie du Маîtге, furent les porteurs de la Source. En l’an 2000 est parue une édition critique de la Source, reconstruite par une équipe internationale de spécialistes autour de l’Américain James Robinson, l’Allemand Paul Hoffmann et le Canadien John Kloppenborg. Cette édition compte 214 versets ou fragments de versets, plus 95 incertains, au total 300 versets ou fragments qui correspondent à un petit tiers de l’évangile de Matthieu. Luc a suivi plus fidèlement l’ordre de ce document écrit que Matthieu, qui en a redistribué les éléments dans ses cinq grands discours ; en revanche, Matthieu a mieux préservé que Luc le langage de la Source empreint de tournures hébraïques.
On mesure l’importance capitale de cette Source, premier dépôt perceptible de l’image de Jésus. On lui doit le récit des tentations de Jésus, les béatitudes, le Notre Père, les malédictions contre les Pharisiens, la parabole des talents, ou des formulations cinglantes telles que « Celui qui vous accueille m’accueille » (Lc 10, 16 ; Mt 20, 40) ou « Suis-moi et laisse les morts enterrer leurs morts » (Lc 9, 60 ; Mt 8, 22). Mais la prudence s’impose. D’une part, nous ignorons l’étendue effective de la Source ; elle pourrait avoir comporté des passages que ni Matthieu, ni Luc n’ont repris. D’autre part, plus ancien ne veut pas forcément dire plus authentique ; l’image de Jésus qui s’y profile est déjà une figure interprétée. Pour autant, la Source nous révèle un « autre » Jésus : exigeant, vindicatif, tranchant, sans compromis, qui nous change du portrait des évangiles. On devine déjà que Matthieu et Luc, combinant plusieurs traditions, ont voulu amender le portrait rugueux que livrait la Source.