L'heure n'est ni à l'angélisme ni à l'optimisme béat.
De même, nous n'avons pas plus besoin des prophètes de malheurs que des Cassandre libérales ; celles-là mêmes qui - à l'instar de M. Sannat dans cette tribune - voient le monde à travers le seul prisme du marché et réduisent toute catastrophe à leur peur viscérale de la dette publique.
On craint pour l'argent et personne ne se trouve pour rédiger de grands éditoriaux sur le lien social distendu depuis des années ; rien de consistant non plus sur les conséquences mortifères du confinement sur les individus confinés (augmentation des violences conjugales, des cas de maltraitance, des conflits violents de voisinages, des comportements suicidaires, des phénomènes de peur collective et leurs conséquences durables sur le regard porté à autrui).
Par-delà la reconstruction de l'économie, nous aurons grand besoin de refonder la vie sociale ; de redéfinir ce que signifie « faire société ».
Ce n’est pas à l'économie de donner le la de notre vie en société mais aux hommes en société d’adapter l’économie à leurs choix de vie.
L'assignation générale à résidence, toute justifiée qu’elle est, m'a fait prendre conscience que nous avions laissé l'espace public et le lien social s’appauvrir, se dégrader, se désincarner.
Cela fait des années, en réalité, que nous avons commencé à nous confiner ; petit à petite, de façon insidieuse.
- Le cinéma s'invite à la maison avec les plateformes de streaming.
- Les compagnies de théâtre crèvent.
- Le restaurant dresse sa table dans notre salon avec Uber Eats, Delivroo, Just Eat, etc.
- L'entreprise envahit le foyer : autoentrepreneurs du net, journées hebdomadaires normalisées de télétravail.
- Les démarches administratives se dématérialisent au profit d'une bureaucratie numérique ; de plus en plus de cas sont et seront traités de façon déshumanisée par des algorithmes pour mieux alimenter avec les détails de nos vies privées des bases de données gigantesques propres à nous contrôler.
- Le commerce se passe sur internet de façon à ce que le lien entre client et commerçant cesse d'être personnel : cela se ressent dans l'attitude du client dans les commerces physiques qui subsistent : des commerces qui ne sont plus des lieux de rencontre et sociabilisation.
- La culture de la peur au nom de laquelle la santé doit l'emporter sur la convivialité (et par-delà la santé, l'économie puisqu'il faut bien baisser les dépenses d'assurance maladie) provoque une baisse de fréquentation des bars avec les lois contre le tabac et l'alcool et les campagnes publiques sur l’orthodoxie de l’assiette.
- L'enseignement se fait de plus en plus à distance : certaines formations universitaires – elles ne sont pas rares – se dispensent sous un format totalement dématérialisé, si bien que l'étudiant peut ne plus jamais de son milieu social d'origine ; et cela au détriment de son ouverture à la société et au monde
- Les réseaux dits « sociaux » et les sites internet nous font dialoguer, seuls devant un écran, avec des profils numériques dont on ne connaît que ce qu’ils veulent bien présenter d’eux-mêmes.
Et puis, le coronavirus a fait son apparition.
Il ne s’agit pas de contester les mesures de confinement qui ne me semblent pas aberrantes. Mais lorsqu’il a fallu les présenter, nous avons laissé, sans nous en offusquer, un exécutif utiliser une rhétorique guerrière – car une crise sanitaire n’est pas une guerre – pour restreindre nos libertés, et déployer un discours prompt à infantiliser les Français. Si le gouvernement n’a pas tort dans sa décision, l’apathie générale quant à la forme révèle bien un symptôme : celui du retrait des Français non pas seulement de leur espace public, mais aussi de la vie publique elle-même.
Étions-nous à ce point déjà confinés pour ne pas en être heurtés ?