Oui, comme le propose Laure Adler, la pensée est distinction, séparation, avènement d'un individu.
Par la pensée, il pense d'abord son corps (et c'est là la doctrine de Spinoza, partisan de l'unité corps/esprit) et les perceptions, les affections, les sentiments qu'il éprouve, dans sa relation à soi et au monde : ainsi, la pensée se fait réflexive, dans le désir qui la porte vers l'accroissement de sa puissance, de sa force d'être (de son conatus, dit Spinoza), se connaissant par ce qui affecte son corps, en joies et en tristesses.
Mais, Laure Adler pointe, bien davantage, combien par-delà le risque de détonner au milieu des autres par une affirmation dissidente, vigoureusement condamnée du point de vue de l'idéologie majoritaire, une pensée isole, et fait éprouver la solitude, et donc inquiète, et fait souffrir : une pensée s'éprouve comme singulière, limitée, quand bien même son objet serait des plus grandioses.
L'exercice quotidien de la pensée, pour chacun, est l'apprentissage d'un malaise : si l'on n'est pas atteint de psittacisme (parler comme un perroquet), alors l'on éprouve, de manière concomitante, la grandeur et la proportion limitée du train de ses pensées.
Et il arrive ce moment de la solitude, oui, où, comme Dieu se parlait à lui-même sous la tente, tandis que Moïse tentait de le percevoir (l'image religieuse de cet instant m'a frappé depuis le temps où j'ai appris que le verbe hébraïque employé pour désigner le parler de Dieu est un réflexif), l'on se parle à soi-même, s'instituant locuteur et auditeur.
Et il n'est pas donné, de suite, à chacun, de pouvoir contenir la petite parole intérieure qui peut, fort malheureusement, ne jamais retentir en soi, mais être un écho étranger, frappé de désaffection, étrange, retentissant au-delà d'un abysse on se demande pour qui donc.
C'est grâce aux maladies psychiques que l'on peut apprendre, dans l'urgence de ne pas mourir, que les pensées - plutôt que la pensée - sont des événements, que leur venue n'est pas le fait d'une fontaine incoercible, et que les mots ne sont pas à jeter aux orties.
Et quant à l'ехрéгіепсе des gouffres et des pensées côtoyant ces gouffres, je renvoie à ce grand livre qui comporte la correspondance d'Antonin Artaud avec Jacques Rivière, correspondance dans laquelle il lui explique, avec fureur, qu'il n'écrit pas avec du style, mais avec l'ехрéгіепсе qu'il a de son être pensant.
- Oui les références existent aussi !
-- Je pense que la conclusion de Rencontre6, "Comprends bien que tout ceci vient juste du fait que je n'arrive pas à comprendre ce que tu appelles conscience, et l'associe donc à une sorte d'état mystique, sans fondement réel. Je t'en prie, éclaire moi!", a raison de mentionner un état mystique comme aspiration de Lessismore (lui s'interroge encore ; moi, gros bœuf comme d'habitude
, je crois qu'il touche juste !)
Encore faut-il que Lessismore en ait conscience, de son aspiration mystique !!!
Et, après tout, pourquoi pas une mystique assumée ?